Bien entendu qu’il est équitable ! Telle sera la conclusion de ce billet. On ne voudrait pas heurter gratuitement ceux qui militent généreusement pour cette nouvelle forme de responsabilité dans le commerce international. Simplement, la conclusion ne va pas de soi. À certaines conditions, le commerce équitable œuvre dans le sens d’un optimum collectif des producteurs et des consommateurs. À d’autres non.

Partons du produit le plus simple et le plus emblématique, le café « équitable », qui figure maintenant en bonne place dans les rayons des supermarchés.

Et supposons que les planteurs de café subissent violemment le rapport de force que leur imposent les grands négociants et distributeurs dans les pays développés ; que leur revenu ne leur assure que le minimum vital. Le négociant ou le plus souvent le consommateur final profitent de ces coûts d’achat très bas. Mais le fait que le prix soit non rémunérateur et mette le planteur dans une situation de totale dépendance a des coûts importants pour la collectivité : peu de recherche agronomique dans des bons cafés, techniques agraires obsolètes ou prédatrices de l’environnement, absence de formation de la main-d’œuvre, recours à des pratiques d’emploi répréhensibles, tel le travail des enfants, etc.

C’est là qu’intervient le commerce équitable, solution par laquelle le consommateur des pays développés acceptera de payer plus cher son café. C’est une sorte de taxe à la consommation, mais à caractère volontaire. Le consommateur achète à la fois le café et le geste social qui va avec : mieux payer le planteur et lui assurer des revenus rémunérateurs (s’il veille à ce que la subvention qu’il verse ne finisse pas dans la poche du négociant), une meilleure qualité du café, une meilleure écologie, des techniques culturales et des pratiques d’emploi plus acceptables…En quelque sorte, la quasi-taxe rémunère cette part du service que devrait rendre le planteur à la collectivité, mais que le jeu normal de marché lui empêche de rendre.

Notons ici que les objectifs du commerce équitable ont évolué dans le temps. À l’origine, il avait un but principalement redistributif, celui de rétablir des prix jugés plus équitables dans un commerce international des denrées jugé prédateur. Il y avait là l’effet d’un ouvrage très influent dans les années 70 : « L’échange inégal », d’Arghiri Emmanuel, qui empruntait la théorie de la valeur-travail pour l’appliquer au commerce international. En payant le planteur juste à son niveau de subsistance, disons l’équivalent de 6 heures de travail par jour, et non à la valeur du travail incorporé dans sa production, disons l’équivalent de 10 heures de travail, le négociant s’assure une rente, une plus-value d’exploitation pour reprendre le langage marxiste, sur le dos du producteur (d’un montant équivalent à 4 heures par jour).

Mais le champ du commerce équitable s’est fortement élargi par la suite, traduisant de nouvelles préoccupations sociales et environnementales et pas simplement sur l’opposition entre le capital et le travail. On associe désormais commerce équitable à développement durable, respectueux des ressources naturelles et de l’environnement social. À partir de là, il est devenu une industrie, usant de techniques de marketing et de distribution sophistiquées.

Or, si on doit arrêter ici l’exposé de ce qu’est le commerce équitable, on en rate l’essentiel. Pourquoi ? Pour la simple raison qu’il serait alors voué à l’échec. Il faut en effet analyser ce que serait l’impact en aval de la hausse de prix acceptée par le consommateur. En effet, la hausse du prix de production pour le planteur ne lui assurera pas forcément un revenu rémunérateur. Si on admet qu’il n’y a pas ou peu de barrières à l’entrée pour les plantations de café, la hausse du prix de production fera venir de nouveaux producteurs à la recherche de ce revenu. Autrement dit, l’offre de café en grains va croître et le prix d’équilibre sur le marché international va décroître. Le jeu de la concurrence va alors faire baisser le revenu du planteur, même si un écart persistera entre le prix pour le planteur « équitable » et pour le planteur ordinaire. Les planteurs « équitables » percevront toujours la quasi-taxe, mais sur base d’un cours mondial plus bas. La demande « équitable » est même alors un mauvais cadeau pour ceux des planteurs qui n’ont pas eu la chance d’avoir eu l’étiquette équitable. Et un mauvais cadeau pour d’autres secteurs agricoles : elle risque de défavoriser par exemple les cultures vivrières qui n’ont pas la chance d’être achetées par les pays développés sur un marché international. (Pour compléter la partie noire du tableau, il faut rajouter qu’à côté de cet effort de générosité – de leurs consommateurs –, les producteurs agricoles des pays développés font lobby pour que leurs gouvernements subventionnent leur propre production et en déversent les surplus sur les marchés mondiaux. On saccage ainsi des filières entières de production agricole, sinon le café, mais le coton, les céréales et les produits laitiers. Lire sur le coton le formidable bouquin d’Erik Orsenna.)

Comment éviter cette fuite en avant ? La solution s’appelle la norme et la surveillance. Il faut que des organismes tiers et indépendants s’assurent que le producteur qui reçoit la subvention ne l’utilise pas pour son seul usage personnel (auquel cas elle disparaît), mais qu’il l’investisse dans des coûts de production supplémentaires lui assurant un avantage pérenne sur le marché : en matière culturale, en matière de normes de travail, en matière de salaires payés aux ouvriers agricoles… De sorte qu’in fine son revenu net (après ses coûts supplémentaires) ne soit pas ou modérément supérieur à ce qu’il touchait précédemment. Mais dans l’intervalle, les modes de production se seront améliorés, les enfants seront scolarisés, etc. Il y a des effets bénéfiques induits qui peuvent profiter à toute la communauté agricole. Les chartes de commerce équitables peuvent par exemple inclure des subventions aux cultures vivrières attenantes.

Ceci nous permet alors de définir plus précisément ce qu’est le commerce équitable : la prestation, financée par le consommateur du pays développé, d’un service de normes en matière sociale, environnementale ou en matière de techniques culturales. C’est-à-dire au fond un supplétif privé à une réglementation défaillante localement. Pour qu’il y ait commerce équitable, il faut non pas une libéralité, mais l’achat par le distributeur équitable de services et d’engagements supplémentaires en contrepartie d’un surprix1. Il faut aussi une autorité externe qui surveille la conformité au contrat de développement durable. Le planteur doit être à la marge indifférent entre ne pas accepter la charte et vendre à un prix moindre, ou l’accepter et recevoir la juste compensation pour cela. En bref, le commerce équitable n’est que l’achat par des consommateurs sensibilisés, et à leur coût, d’un certain ensemble de services utiles au développement durable. En dehors de cette relation d’équilibre, le commerce équitable est soit vain soit perturbateur.

Il est intéressant d’observer que cette prestation est assurée sous la pression des consommateurs. Mais si le commerce équitable est né de préoccupations néo-consuméristes, ce sont désormais pour l’essentiel les grandes entreprises qui le promeuvent. Ainsi, Starbucks se prévaut d’agir de façon équitable au Costa-Rica, où il achète les trois-quarts de ses graines, réputées les meilleures du monde. Il organise à cette fin des liens étroits avec les producteurs du cru avec d’une part la garantie de prix stables et en moyenne légèrement au cours du café dans la région ; de l’autre des exigences de qualité et la mise en œuvre d’une charte de 24 pages, le CAFE (pour Coffee and Farm Equity), couvrant les méthodes d’irrigation, les critères de gestion financière, le refus du travail des enfants, des principes de développement durable, etc.

Les glaces Ben and Jerry’s font appel aux services de Max Havelaar (qui assure entre autres fonctions le service d’une sorte de Moody’s du commerce équitable) pour attester que les ingrédients mis dans ses glaces observent bien des principes de commerce équitable. Nike a changé radicalement ses méthodes de sourcing, ne demandant plus à ses acheteurs de minimiser le prix d’achat (et ne les rémunérant plus sur un tel objectif), mais de faire respecter par les sous-traitants des chartes plus complexes de production. Le commerce équitable est effectif, non parce qu’il paie nécessairement mieux, mais parce qu’il exerce une pression en dur sur la production des biens.

Starbucks, comme Nike ou Ben and Jerry’s, mettent évidemment au centre de leurs campagnes marketing ces engagements. L’objectif est d’arriver à passer dans leurs prix cette action responsable. La marque capitalise sur cette image d’entreprise responsable. Le consommateur subventionne ces actions en payant un prix plus cher. Reconnaissons que ce sont des pratiques incontestablement meilleurs que celles du célèbre United Fruit, le roi de la banane en Amérique centrale.

Le marché libre est-il forcément inéquitable ?

La frontière entre le commerce équitable et l’autre commerce (faudrait-il l’appeler inéquitable ?) est plus tenue qu’on pense. Il faut en effet se poser la question : un mécanisme de libre marché est-il ipso facto inéquitable et injuste ? Si on doit se préoccuper de l’équité dans les relations commerciales entre planteurs et distributeurs de café ou de coton, n’est-ce pas le cas pour tous les biens ? Y a-t-il même des relations de marché équitables ? Des exemples aident à répondre.

À un extrême, il paraît inutile d’intervenir, via des contrôles de type commerce équitable, sur la qualité du café. Le marché joue en général son rôle à ce sujet : une qualité supérieure commande en général des prix plus hauts. Par contre, il est bien connu que le marché n’est pas efficient dans les configurations classiques dites d’ « externalité négative » (pollution, environnement…) et que l’intervention publique ou la norme ont alors pour but de donner un prix implicite à la ressource mal valorisée. Pareillement, une concurrence par le bas empêche souvent les parents de bien valoriser l’éducation qu’ils pourraient donner à leurs enfants, ce qui a historiquement toujours rendu difficile la lutte contre le travail des enfants. Ici, la loi ou la réglementation interviennent, sauf que sa mise en application est difficile dans les pays dont l’État est faible.

Un exemple plus complexe est la question de la juste rémunération du planteur. Si le planteur est rémunéré pour 6 heures de travail alors qu’il en fournit 10 par jour, on peut se demander pourquoi, dans l’hypothèse où il n’y a pas de rareté de la terre et où l’entrée est libre dans cette activité, un autre négociant ne viendrait pas recruter des planteurs et les rémunérer 6 ¼ heures, et se faire encore un sur-profit de 3 ¾ heures. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que le prix soit égal à la productivité marginale du dernier planteur employé (disons 8 heures, sachant que le surcroît d’offre fera baisser le prix sur le marché). C’est ce raisonnement d’arbitrage qui a assuré la supériorité définitive de la théorie néo-classique des prix par rapport à la vieille théorie de la valeur-travail, chère à Smith, Ricardo et Marx. Mais ceci ne vaut que si le marché du travail ne connaît pas de situation de concurrence imparfaite, comme par exemple des collusions entre négociants imposant des rémunérations en dessous de la productivité marginale des planteurs. De même, les planteurs peuvent eux-aussi s’organiser (plus difficilement). Il est clair qu’un État développé peut plus ou moins légiférer en matière de droit du travail, mais que c’est plus difficile dans les pays en développement. Le commerce équitable, avec le raisonnement fait initialement, est alors un bien mauvais remède, puisqu’à mieux rémunérer les planteurs, il accroît l’offre et donc fait chuter le prix.

Ces trois exemples isolent les conditions par lesquels le jeu libre d’un marché aboutit à l’optimum collectif ; et la légitimité de l’action publique lorsque ces conditions ne sont pas réunies. Le commerce équitable devient alors un substitut de régulation publique, pour les pays qui n’ont pas les moyens d’imposer efficacement une telle régulation, par le jeu de la sensibilisation des consommateurs des biens exportés.

1 Une partie de ce surprix peut fort bien consister en contrats implicites d’assurance, par exemple de stabilité des prix et de l’approvisionnement.

Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi le 4 février 2014.