Lecture de « Le retour des communs – la crise de l’idéologie propriétaire », ouvrage collectif sous la direction de Benjamin Coriat, éditions LLL, 2015 »

Sale temps pour le thon rouge ! L’exploitation de la ressource dépasse son rythme de renouvèlement, le stock dépérit. On est dans le cas typique de ce que Garrett Hardin décrivait dans un article au titre resté célèbre, La tragédie des communs : aucun pêcheur n’a individuellement intérêt à arrêter sa pêche. Quand il hisse son filet hors de l’eau, le gain qu’il en retire va intégralement dans sa poche, alors que les couts (de recherche de nouvelles ressources, de dommages à l’écosystème…) échoient à la collectivité et de façon minimale sur lui. En situation de non-coopération ou sans mécanisme correctif, le jeu est une course vers le bas. C’est ainsi que les réserves de bois, et donc les arbres, sont en déplétion rapide au Sahel. Devant cette nuisance, ou « externalité négative » dans le jargon consacré, le marché ne fonctionne plus. Le prix du thon rouge chez le poissonnier exprime le cout de la pêche, de plus en plus difficile en raison de la raréfaction, mais reste éloigné d’une valeur qui inclue la préservation.

La réponse habituelle des économistes au dilemme de Hardin est d’attribuer la surexploitation à l’absence ou de la difficulté à mettre en place des droits de propriété crédibles et opposables sur la ressource. Comme le marché est défaillant, ils recommandent soit la mise en place de droits de propriété fictifs, par exemple des droits négociables de pêche, soit une intervention publique résolue, par le jeu de quotas, de taxes ou d’interdictions sèches (ce qui a été fait concernant le thon rouge en Méditerranée). Leur réponse se résume en deux mots : droits de propriété (et donc marché) quand c’est possible, ou bien propriété et administration publique, une alternative dans laquelle on retrouve l’éternel débat entre marché et État.

Mais voici que tout à coup, brisant ce consensus confortable, survient une économiste américaine quasiment inconnue des cercles professionnels, venue d’une lointaine université de l’Indiana, qui affirme que, pas du tout, les hommes ont su de tout temps, en dehors de structures de marché et de propriété privée, encore moins de dictats d’un souverain, s’organiser pour éviter la déplétion des ressources. Des institutions propres à intérioriser la question de leur soutenabilité peuvent émerger, typiquement à propos de la ressource de pêche. Elinor Ostrom, c’est son nom, ne nie pas les exemples tragiques, tels le déclin de l’Ile de Pâques ou de l’empire maya, décrits dans les livres à succès de Jared Diamond, mais c’est précisément les conditions où un équilibre coopératif est capable de se former institutionnellement qui fait l’objet de ses recherches. Elle remet à jour à l’occasion la notion de « bien commun », intermédiaires entre les biens privés (où le marché domine) et les biens purement publics (dont le marché est absent et où la planification de l’État intervient, ce qui avait d’ailleurs la préférence de Hardin). On imagine que ce message, ainsi que le nouveau mot de « bien commun » porté en étendard, ont été propres à satisfaire ceux des économistes qui se classent comme hétérodoxes, rejettent la pure économie de marché, et qui n’aiment pas en tout cas, appuyé en ceci par les anthropologues, que le débat se réduise au face-à-face entre marché et État.

Ostrom a reçu le prix Nobel d’économie pour ces travaux, ce qui lui a conféré immédiatement un statut de star et a beaucoup aidé à promouvoir cette nouvelle ligne de recherche, cette sorte de « troisième voie » en économie. Il faut souligner au passage l’ironie de cette récompense parce que ces mêmes économistes vouent habituellement aux gémonies le prix Nobel d’économie, qui n’est pour eux qu’un rapt intellectuel entérinant la vision dite mainstream de l’économie.

Le temps était donc venu de s’intéresser aux communs. C’est pourquoi il faut saluer fortement le très important travail effectué par les contributeurs réunis par Benjamin Coriat dans l’ouvrage en référence. Un bon nombre des auteurs du livre se classent comme « hétérodoxes » et Benjamin Coriat lui-même est un des fondateurs des Économistes atterrés, ce groupe d’économistes français en forte rupture avec l’économie dominante. Quoi qu’il en soit, bravo à eux, le livre est de très bonne qualité et introduit le lecteur dans le passionnant domaine des « communs ». Il le fait au travers d’une série de chapitres à la qualité rédactionnelle très bonne et homogène (une chose pas si fréquente dans les ouvrages collectifs). C’est le premier livre de ce type en langue française.

On se tourne vers le chapitre 3, rédigé par Olivier Weinstein, pour avoir une définition efficace du commun. Pour le citer :

« (Les communs sont) des formes diversifiées d’action collective dans la gestion des ressources, qui ont comme point commun de n’être ni purement marchandes, ni purement étatiques, de ne reposer ni sur un strict régime de propriété privée, ni sur un système de propriété et de gestion publique, et qui émergeraient à partir d’un processus d’auto-organisation et d’auto-gouvernement à l’intérieur d’un groupe pré-existant ou se constituant en même temps que se forme le commun, ce qu’on qualifiera habituellement de « communauté » » (p. 70).

Deux points importants dans cette définition : la notion d’auto-organisation, à partir de la libre interaction des parties concernées ; et souvent une organisation qui ne repose pas sur la hiérarchie, en particulier sur une autorité centrale dotée d’une large autonomie, l’État par exemple ou la direction générale d’une entreprise. Il en résulte une réflexion très riche sur la notion de propriété privée, moins simple qu’il n’y paraît, beaucoup plus large que le usus, fructus et abusus qu’on se rappelle du droit romain et qui gouverne encore le droit commercial aujourd’hui. Qu’on pense par exemple à la grande entreprise à capital éclaté : est-il si naturel après tout de dire qu’elle « appartient » à ses actionnaires, qu’elle en est leur propriété, alors que les multiples droits auxquels on rattache habituellement la notion de propriété sont dispersés sur une collectivité d’intérêts aux côtés ou contre les actionnaires, le dirigeant en premier lieu, mais aussi les créanciers, les fournisseurs, etc. ? Le chapitre 4, écrit par Judith Rochfeld, le passionnant chap. 10 (« Pour un régime positif du droit public ») par Séverine Dusollier, ou la synthèse qu’en fait Fabienne Orsi dans le chapitre 2 du livre, alimentent cette discussion sur l’organisation de la propriété.

L’influence de ces travaux est déjà importante dans le débat public. Les économistes, dont Ostrom, ne sont évidemment pas les premiers à s’être intéressés à ces formes d’organisation hors marché et hors instance politique centrale. Ils ont été précédés en cela par les anthropologues à propos des sociétés primitives, par exemple Philippe Descola en France, pour prendre un auteur contemporain. Mais ils le font en reliant différentes disciplines, dont l’anthropologie bien-sûr, et en ayant les instruments pour l’appliquer au monde contemporain. L’encyclique du pape François sur le climat est manifestement sous cette influence et on relève d’ailleurs qu’un des auteurs de l’ouvrage, Michel Bauwens, qui rédige le chapitre 12 terminal, fondateur par ailleurs de la fondation P2P (Peer-to-Peer Foundation) est un conseiller de l’Académie pontificale des sciences sociales. Y a-t-il un lien ?

Si Ostrom s’est occupée initialement des communs « physiques », comme par exemple les ressources en poissons, la réflexion s’est rapidement étendue à ce qu’on appelle les « communs de la connaissance ou informationnels », dont le meilleur exemple est celui des logiciels libres du type Linux ou Firefox, une nouvelle forme d’organisation de la propriété. Cela donne lieu au très bon chapitre du livre (ch. 5, par Pierre-André Mangolte) suivi de deux autres chapitres, sur la musique à l’heure d’internet et sur InnoCentive, cette initiative de R&D collaborative sans but lucratif. La notion de commun aide donc à structurer notre compréhension de l’ « économie collaborative » naissante, avec les plateformes internet spécialisées dans l’appariement de l’offre et de la demande.

Il est difficile de mentionner tous les chapitres, bien reliés entre eux par Benjamin Coriat. À signaler quand même l’avant-dernier chapitre par Charlotte Hess, une collaboratrice très proche d’Ostrom, sur les communs de la  connaissance.

Où ceci nous conduit-il ? Certains économistes ont une vision militante du commun, comme socle d’organisation économique alternatif à l’économie de marché. Une sorte de wiki-capitalisme. Ostrom ne va pas si loin et s’aventure d’ailleurs assez peu dans la préconisation sociale. Les économistes mainstream sont plus limitatifs encore. Ils relèvent que si les communs obéissent à un principe d’auto-organisation dans certaines sociétés précapitalistes ou même dans les sociétés contemporaines (qu’on songe aux corporations professionnelles), il s’agit souvent de communautés de dimension étroite, et l’auto-organisation peut être assimilée à un « proto-État ». Dans quelle mesure alors, si on en revient à nos sociétés modernes, peut-on et doit-on distinguer le commun de formes particulières de la propriété publique. Le chapitre 10 écrit par Dussolier montre très bien la grande variété des formes juridiques que prend la propriété publique, au point que le lecteur en est presque à se demander, à la fin de sa lecture, s’il y a encore besoin d’introduire le concept de commun.

Autre élément du débat, de tels équilibres acquis au fil du temps restent fragiles, plus difficiles à mettre en place quand la communauté en question est très grande (l’institution politique prend le dessus et le marché lui-même devient un mode de coordination très efficace, comme le reconnait Ostrom elle-même – voir p. 80 du chapitre 3). Fragilité aussi quand la communauté est soumise à forte croissance démographique, à forte hétérogénéité politique ou culturelle ou enfin à des chocs technologiques importants. Les dégradations de l’environnement rural au Sahel en témoignent, l’explosion démographique, et sans doute auparavant la présence coloniale, ayant bouleversé les modes traditionnelles de gestion des ressources. Dans le monde moderne, la corporation ou l’autorégulation, qui sont de telles formes de communautés régulatrices (voir celle que les régulateurs financiers ont laissé mettre en place entre les banques avant 2008), ont moins bonne presse en raison des risques de captation par des intérêts particuliers et parce qu’elles fonctionnent souvent par barrage à l’entrée des nouveaux venus, péchant alors sur le plan de la démocratie. Un bon exemple est celui de l’organisation professionnelle des dockers dont un remarquable livre, dont Telos s’était fait l’écho[1], montrait qu’elle était autrefois un mode très efficace de gestion de la ressource de travail dans les ports pour faire face à l’arrivée largement incertaine des bateaux (à l’époque) et donc exigeait de pouvoir mobiliser dans l’immédiat une main d’œuvre nombreuse. Dans un contexte technique différent (l’arrivée du conteneur), ce mode d’organisation est devenu gênant pour la production et simple lieu de conservation d’avantages acquis. Notons que très souvent, les communautés autorégulées mettent en place des règles très strictes de contrôle démographique, sentant bien le pouvoir dissolvant qu’aurait une trop libre circulation des hommes ou une natalité débridée. D’où le closed shop s’agissant des corporations professionnelles.

Ceci ne condamne pas forcément le commun en soi, mais signifie que la communauté doit souvent changer à la fois son périmètre et ses institutions, c’est-à-dire mettre en place un nouveau commun, et garder son agilité institutionnelle.

Il manque peut-être à l’ouvrage une analyse symétrique plus fouillée, en regard de celle faite du côté de la propriété publique et de son rapport aux communs, de la relation entre le « marché » et les communs. On a tort d’opposer la concurrence ou la compétition, qui seraient l’apanage du marché, et la coopération, qui appartiendrait à la sphère publique ou politique, ou à celle des communs. Au-delà même de l’idée du doux commerce chère à Montesquieu, la compétition implique un ensemble de règles que les participants sont tenus de respecter, ce qui s’applique autant à la compétition olympique qu’au marché, les concurrents partageant pour le moins le but commun de concourir ensemble. Le marché ne se réduit pas à l’image du loup dans la bergerie, de même que la coopération ne se réduit pas à l’entente ou à la collusion d’un groupe pour écraser les autres. Compétition comme coopération sont des choix volontaires que font les participants, et l’un et l’autre se mélangent[2]. En ce sens donc, le marché a certaines des caractéristiques d’un commun et en a d’ailleurs les mêmes fragilités. On le voit à propos des formes variées que prend l’économie collaborative : la limite entre des sites de partage dits non marchands et les sites marchands à la Blablacar est très étroite.

Weinstein ouvre dans le chapitre qu’il rédige une discussion critique sur Ostrom comme quoi elle traite insuffisamment des questions de pouvoir et de rapports de force politiques, et en reste trop à la genèse des « communautés » par le jeu de mécanismes naturels tenant à l’organisation de la production ou de la technique. Autrement dit, l’élément invariant dans l’explication sociale devrait être plutôt le rapport de force politique que l’organisation productive. Cela mériterait une discussion plus longue. Après tout, c’est peut-être sur la base des relations de production et des contraintes techniques que se construisent des relations de pouvoir plutôt que l’inverse, ce qui rendrait Ostrom plus proche de Marx que le serait Weinstein (si tel était son objectif).

Enfin, à l’examen des communs, on est fortement tenté de rapprocher cette discussion de la position tenue par certains économistes, au tout autre bout du spectre politique, du côté des ultra-libéraux, dans la lecture trop rapide qu’ils font de Ronald Coase et de son célèbre « théorème de Coase ». Selon ce « théorème », il existe toujours des mécanismes décentralisés par lesquels, en cas de défaillance de marché, un dommage par exemple environnemental sur une ressource rare peut être évité, ceci par le jeu de transactions et indemnités. Le mécanisme passerait par exemple au travers de cours de justice arbitrales, qui sont elles-mêmes des substituts de marché. Vox-Fi a déjà traité de ce sujet : « Quand le principe pollueur – payeur est pris en défaut », voir ici et . Ce mécanisme décentralisé, coopératif, non piloté par le jeu d’un marché ici déficient, se rapprocherait – s’il était possible de le mettre en place – de la philosophie des communs.

Au final, par l’introduction du sujet et par toutes les discussions qu’il permet d’ouvrir, la lecture du livre est fortement conseillée.

 

[1] Marc Levinson, The Box, Princeton University Press, 2006. Sur la vie des dockers de Marseille, voir aussi Pacini, Alfred et Dominique Pons, Docker à Marseille, Payot, 1996. J’ai écrit une tribune là-dessus. Voir ici le site Telos.

[2] Voir l’explication lumineuse de Tim Taylor : The Blurry Line Between Competition and Cooperation, 2015.

Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi, le 30 novembre 2015