Le conseil d’administration et le conseil de surveillance sont au cœur de la gouvernance des sociétés anonymes. Représentants des actionnaires, la loi leur donne des pouvoirs considérables d’administration et/ou de contrôle sur la gestion. Les administrateurs n’ont aucun pouvoir individuel. La loi ne reconnait que la décision collective qui s’exprime par la délibération du conseil.

 
Ce principe juridique a de solides justifications organisationnelles qui méritent d’être rappelées. L’utilité du conseil d’administration est avant tout d’aider le dirigeant à prendre de bonnes décisions.

 
Isolé, le manager est victime de biais cognitifs qui affectent systématiquement la qualité de sa décision. Ces biais ont été largement documentés dans la littérature consacrée aux sciences ou à l’économie comportementales.

 
Face à la complexité des décisions qu’ils doivent prendre, les décideurs ont souvent recours à des simplifications heuristiques qui peuvent se combiner et se renforcer mutuellement. Par exemple :
le biais de cadrage qui veut que l’analyse dépende de la façon dont elle est présentée ou articulée ;
le biais de représentativité qui consiste à apprécier une situation non pas en fonction de sa probabilité mais sur la base de sa représentation personnelle ;
le biais de disponibilité qui pousse à prendre en compte avant tout des éléments d’information immédiatement disponibles et à négliger une recherche plus complète ou systématique ;
le biais d’ancrage qui consiste à privilégier un élément d’information ou une représentation obtenus dans le passé.

 
Le manager est également victime d’erreurs de jugement nombreuses comme :
le biais de confirmation qui illustre une tendance à rechercher ou donner plus d’importance aux informations qui confirment son intuition ou sa conviction ;
Le biais rétrospectif qui fait penser a postériori que tel événement était inévitable ;
le biais d’optimisme qui pousse à surestimer ses chances de réussite et à sous-estimer les risques d’échec ;
le biais de confiance excessive dans sa propre capacité à analyser ou à agir efficacement ;
le biais d’attribution qui fait attribuer ses succès à ses compétences et ses échecs à la faute des autres ou à celui d’un contexte défavorable.

 
Le conseil d’administration permet de contrecarrer ces biais en introduisant dans le processus décisionnel un recul et une analyse plus systématique.

 
Dans son livre Thinking, fast and slow (publié en français chez Flamarion sous le titre Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée (le concept de Système 1 et Système 2 a été imaginé par K.E. Stanovitch & R.F. West dans Individual differences in reasoning : implication for the rationality debate) Daniel Kahneman explique que les décisions individuelles sont pour la plupart issues du « Système 1 », siège dans notre cerveau de la pensée intuitive. Ce système fonctionne en permanence et automatiquement. Il ne peut pas être « débranché ». Il repose sur notre expérience et nos émotions. Il ne nécessite pas d’efforts particuliers de notre part.
La responsabilité du Système 2 est de contrôler le Système 1 : c’est le siège du raisonnement, de la logique, de l’explicite. Le Système 2 est capable de modifier le fonctionnement du Système 1 en programmant ou reprogrammant automatiquement la mémoire. Il est habituellement en mode mineur. Il se nourrit des sentiments, des associations et des impressions intuitives du Système 1. Si ceux-ci sont acceptés par le Système 2, ils se transforment en action ou en conviction, pratiquement sans modification.

 
Mais quand le Système 1 se trouve face à une difficulté ou un enjeu, il demande au Système 2 de prendre la main pour procéder à des opérations plus complexes qui permettront d’adopter la conviction définitive ou la décision finale. Il fait moins d’erreurs systématiques que le Système 1 mais il est beaucoup plus consommateur d’énergie et de concentration. Il est également beaucoup plus lent. Il ne peut donc pas remplacer le Système 1 dans des actions routinières.

 
Daniel Kahneman en conclut qu’« il faut apprendre à reconnaître les situations propices aux erreurs, et mieux veiller à éviter les grosses erreurs quand les enjeux sont importants. (…) il est plus facile de repérer les erreurs des autres que les siennes ».

 
Dès lors, la question qui se pose est de savoir comment le manager peut s’assurer que son intuition ne lui fait pas commettre d’erreurs graves. Il peut certes confronter son point de vue à celui de ses collaborateurs. Mais l’expérience montre qu’un subordonné évite souvent d’entrer en opposition avec son supérieur hiérarchique. Dans une réunion, les collaborateurs prennent moins la parole que leurs supérieurs, et ceux-ci ont un pouvoir d’influence considérable sur la décision finale du groupe. La gouvernance interne a donc des limites.

 
En revanche, un conseil offre la possibilité de faire challenger une analyse ou une décision par des individus qui possèdent théoriquement toutes les qualités pour remplir efficacement cette tâche :
• ils apportent chacun un regard extérieur qui est plus susceptible de repérer les erreurs de raisonnement des autres participants à la décision ;
• leur statut est souvent équivalent à celui du dirigeant de l’entreprise, ce qui facilite leur prise de parole ;
• leur indépendance (et leur responsabilité fiduciaire) les autorisent (ou les invitent) à être plus directs ou francs à l’égard du pouvoir exécutif ;
• leur diversité d’expériences ou de compétences permet d’éclairer la décision en multipliant les angles d’analyse.

 
Mais l’avantage majeur du conseil est de conforter ou d’améliorer l’intuition du chef d’entreprise (qui peut elle même avoir été validée par son Système 2) en la transformant en décision collective. Le conseil d’administration est une illustration de la puissance de l’intelligence collective : un grand nombre d’études expérimentales ont démontré la supériorité du groupe sur l’individu dans l’analyse et la prise de décision. La loi a donc un fondement rationnel très solide lorsqu’elle dispose que le conseil prend ses décisions sur la base de délibérations collégiales.

 
Les choix effectués par un groupe sont en effet généralement de meilleure qualité que ceux de l’individu isolé, même pour les tâches les plus complexes. La durée de la prise de décision collective n’est pas plus élevée que celle de la décision individuelle, même lorsqu’elle est prise à l’unanimité et non pas à la majorité (voir Are two heads better than one ? an experimental analysis of group vs individual decisionmaking, Alan Blinder & John Morgan, NBER, 2000) . Certaines études soutiennent cependant que les décisions collectives peuvent ne pas être supérieures à celles que prendrait le meilleur des membres du groupe. Mais cela n’invalide pas le raisonnement car la décision prise par le groupe va nécessairement bénéficier de l’apport de cet individu.

 
Si l’apport du conseil à la qualité de la décision stratégique de l’entreprise est incontestable, il faut avoir néanmoins à l’esprit ses limites.

 
Dans la mesure où le conseil d’administration est une « team production» (voir A Team Production Theory of Corporate Law, Margaret M. Blair & Lynn A. Stout, 85 VA. L. REV. 247, 251 (1999).), il favorise des comportements de passagers clandestins. L’individu qui fait partie d’un groupe peut avoir tendance à limiter son engagement et à se reposer sur celui des autres. L’effort individuel a tendance à se relâcher de manière proportionnelle à l’importance numérique du groupe.

 
Par ailleurs, une collectivité de décideurs est sensible au phénomène du « groupthink » qui est un mode de pensée dans lequel les membres d’un groupe trop uniforme s’attachent plus à créer et à maintenir un consensus qu’à explorer des solutions alternatives. Cette tendance s’observe plus particulièrement lorsqu’un groupe homogène d’individus est isolé dans sa prise de décision, qu’il manque d’un leadership impartial, qu’il ne suit pas une procédure d’analyse méthodique et rigoureuse et qu’il doit faire face à un contexte stressant.

 
Les symptômes du groupthink sont une surestimation des capacités du groupe (illusion d’invulnérabilité), une étroitesse d’esprit, une pression des membres pour atteindre un consensus , une tendance à la rationalisation et à l’autocensure. Les décisions qui sont prises peuvent être très mauvaises car elles s’appuieront sur une analyse incomplète des alternatives et des risques, une incapacité à reconsidérer les options qui ont été rejetées, le rejet des opinions des experts, des biais dans la sélection des informations retenues, etc.

 
Ces aspects négatifs dans la prise de décision collective sont cependant gérables à condition que leur réalité soit reconnue et que des mesures d’organisation et d’animation idoines soient prises.

 

 

Retrouvez cet article sur le blog de Jean-Florent Rérolle.