Le dernier arbre de l’île de Pâques
À l’heure où les scientifiques redoublent d’avertissements sur le réchauffement climatique et sa plus que probable origine humaine, quels enjeux sociaux sont devant nous ? L’histoire de l’île de Pâques, une société qui a sombré suite à un choc écologique, est un exemple à méditer.
Jared Diamond, dans son dernier livre1, raconte la fin de l’île de Pâques, avec un scénario qui, bien que disputé, semble avoir la majorité des historiens avec lui. Une société fascinante qui a rompu son équilibre écologique, qui n’a pas su gérer son « développement durable », notamment en abattant tous les arbres d’une île à la forêt initialement abondante. Une grande partie de ces arbres a servi à transporter les formidables monolithes qui fascinent le visiteur. Les Pascuans n’ont su ni les préserver, ni mettre en place des techniques de production propres à mieux les utiliser, dans un environnement fragile et aux ressources rares. L’auteur, également enseignant, raconte qu’un de ses étudiants lui a posé la question : « Mais, qu’ont pensé les Pascuans au moment de couper le dernier arbre ? » Cette étonnante société allait alors s’enfoncer dans le déclin et la misère.
La tenaille malthusienne
Les cas de rupture entre des sociétés humaines et leur environnement ont existé de tout temps. Jamais l’activité humaine n’a eu de rapport insignifiant à son environnement. Il serait angélique de peindre les sociétés préindustrielles comme de bonnes gardiennes de la nature. Quand la croissance de la population ou du revenu par tête se fait sans progrès technique, elle se heurte rapidement à la rareté des ressources. On peut appeler cela la « tenaille malthusienne », qui joue toujours subtilement : un environnement trop propice apparaît comme une corne d’abondance, consommée joyeusement, sans que la société investisse pour en gérer la fin. À l’inverse, la pression de la rareté stimule souvent les progrès techniques propres à s’en libérer. La naissance de l’agriculture ou la domestication animale ont été de telles ruptures par le haut. Parfois, la tenaille se resserre brutalement et la société ne trouve son échappatoire qu’en quittant les lieux ou, comme pour l’île de Pâques qui n’en avait pas les moyens, en disparaissant.
Le débat sur le réchauffement climatique illustre le même dilemme, mais aujourd’hui à l’échelle mondiale, en raison de la triple rareté de ressources, d’énergie fossile, d’eau et d’une atmosphère saine, sans excès de CO2 ni pollution.
Les spectateurs sortent glacés, si on peut dire, du film d’Al Gore sur le réchauffement climatique2. Si le monde moderne ne trouve pas de solution, il tombera dans une trappe analogue à celle de l’île de Pâques.
Il vit pareillement dans un isolement radical, modeste île perdue dans le Pacifique pour elle, dans l’océan de l’univers pour lui. La fuite n’est pas une option, comme elle l’a été pour les populations qui vivaient autour de la mer d’Aral, également détruite par l’homme. La tenaille est ici sans merci.
Reculer l’échéance ne suffit pas
Lui échapper s’est toujours fait par le développement des connaissances et de l’éducation.
Par chance, les ressources en connaissance semblent, à ce jour, inépuisables, même si elles supposent des investissements. Se contenter d’épargner les ressources rares sans progrès technique ne sert qu’à reculer l’échéance.
Quand le temps épargné est d’une ou deux décennies, il faut dire merci à monsieur le bourreau, mais il faut surtout mettre le délai à profit pour développer les connaissances et organiser la sortie par le haut. Comme le note Jean-Paul Fitoussi dans un court et remarquable article3, « on peut décider d’une croissance aussi forte qu’on veut (et donc d’un prélèvement sur les stocks de ressources) à condition de disposer d’un niveau de connaissances suffisant pour assurer la pérennité du système ». Dans une sorte de loi de la conservation de l’énergie, l’investissement ne peut se faire qu’à hauteur de ce que produisent naturellement les ressources, physiques et intellectuelles, en place.
Le dilemme de la chambre froide
Les débats sur les accords de Kyoto et leur renouvellement, probable avant même leur terme de 2012, tournent autour de cette question des délais. Je l’illustre par un court apologue, celui de la chambre froide.
Une bande d’amis explorant des entrepôts oubliés se retrouvent enfermés dans une chambre froide. C’est à terme la mort assurée. Mais ils ont la chance de disposer d’une réserve de bois leur assurant 30 jours de chauffage, et donc 30 jours de survie, sachant qu’ils ont avec eux nourriture et eau en abondance.
Leur choix stratégique est simple : ils peuvent attendre les 30 jours et jouer la chance qu’une main extérieure vienne déverrouiller la serrure. Ils peuvent même épargner l’énergie, gagner 30 autres jours en grelottant, et augmenter ainsi leur chance d’être libérés. Ils peuvent retenir une option plus radicale : un grand feu devant la porte pourrait faire éclater de chaleur la serrure et les libérer, mais un grand feu qui consommerait d’un coup tout le stock de bois. Le choix est difficile et va dépendre des chances respectives que la main libératrice apparaisse ou que le chauffage de la serrure ne soit pas une idée farfelue. Si la libération par l’extérieur est très peu probable, le saut en avant technique est rationnel, fut-il très consommateur d’énergie. Dans les deux cas, vous pouvez vous tromper, mais vous avez choisi votre destin.
Le dilemme s’est toujours posé ainsi dans l’histoire humaine, mais jamais avec cette brutalité. Les choix techniques sont multiples et assez souvent réversibles. La mer d’Aral peut être reconstruite par l’homme, même si on ne sait trop comment aujourd’hui. Les ressources rares s’épuisent lentement ou parfois se reconstituent.
L’histoire indique que l’homme a plutôt réagi inconsciemment, sans rendre explicite le dilemme, procédant davantage par essais et erreurs sérendipitaires4 qu’au terme d’un pari rationnel. C’est le propre de l’époque moderne que d’essayer de poser le dilemme en des termes rationnels. Si la technologie nous permet demain de remplacer le pétrole, à quoi nous servira-t-il, au CO2 libéré près, d’en avoir laissé dans le sous-sol, si jamais ce surplus d’énergie faisait la différence nous permettant les progrès techniques propres à nous en passer ? Ce n’est pas nier le fait que l’investissement le plus profitable, dans cette course temporelle inexorable, est peut-être celui qui permet d’économiser l’énergie, c’est-à-dire de donner plus de temps pour le progrès technique salvateur.
La double équité
Avant de faire leur choix définitif, nos amis de la chambre froide feraient bien de passer un ou deux jours au chaud à discuter de leurs options. Leur choix ressort bien du calcul économique, organisant dans le temps rareté des ressources et rareté des connaissances, même si les termes de ce calcul sont pour longtemps encore inaccessibles. Qu’il soit résolu dans l’intervalle par des mécanismes décentralisés de marché (un marché efficace de la stère de bois aurait sans doute aidé dans l’île de Pâques) ou plus probablement par des mécanismes politiques, s’agissant de biens publics mondiaux, fait aussi partie du débat.
Une double question d’équité renforce le caractère politique du débat. Équité spatiale d’abord : pourquoi les pays riches demanderaient-ils aux pays émergents des efforts qui figeraient les positions relatives ?
C’est là un des motifs qui ont fait capoter la généralisation des accords de Kyoto et qui ont donné prétexte aux États-Unis, avec une mauvaise foi évidente et lobby pétrolier aidant, pour s’en libérer.
Équité dans le temps aussi : pourquoi les générations futures, qui, l’histoire le montre, seront vraisemblablement mieux loties que les générations présentes, devraient-elles profiter de sacrifices faits aujourd’hui, à une époque où quantité de besoins de base ne sont pas satisfaits ?
[quote type= »center »]À défaut de pouvoir rendre leur dû aux générations passées, ne négligeons pas la génération présente. [/quote]
Aurait-on dû réduire, vu de maintenant, la consommation de pétrole de nos arrières grands-parents, au prétexte qu’on aurait gagné deux décennies dans le contrôle des ressources rares, alors qu’ils n’avaient que la lampe à pétrole et un niveau de vie considérablement plus bas ? Comme le dit la blague, pourquoi faire quelque chose pour les générations futures : qu’ont-elles fait pour nous ? À défaut de pouvoir rendre leur dû aux générations passées, ne négligeons pas la génération présente. Pour les historiens, le véritable saut en avant de l’humanité en matière de population et de revenu par tête date de la fin du XVIIIe siècle, ce qui correspond à la naissance de cette civilisation charbon pétrole. Elle a fait s’effondrer les coûts de transport et le coût de l’énergie dans l’industrie manufacturière, en même temps qu’elle a permis l’édification des connaissances qui nous font entrevoir les technologies de l’après-pétrole. Mais elle fait naître des menaces immenses sur l’environnement, dans une incessante course de Sisyphe.
À en juger par l’inertie des comportements et la montée en puissance des pays émergents, il est raisonnable d’être pessimiste.
Mais à voir la façon dont la communauté internationale a su prendre les mesures qui fallaient pour protéger la couche d’ozone des gaz CFC, l’optimisme reste une option ouverte.
Crépuscule sur l’île
Revenant à l’île de Pâques, son déclin s’est accompagné de luttes intestines effroyables entre les onze ou douze tribus qui composaient l’île (qui a compté jusqu’à 35 000 habitants, estime-t-on). Luttes liées à la rareté croissante des ressources naturelles, luttes qui semblent ensuite avoir acquis une dynamique propre, comme dans toute guerre civile.
Mais imaginons une autre fin, plus vraie peut-être que la réalité historique. Au fond, le dernier arbre a été bien utilisé. Il s’agissait encore de rouler une statue, la dernière ! Nous voyons sur la lande les habitants entourer en cérémonie ceux d’entre eux qui abattaient l’arbre. Gorge nouée, les enfants serrés à leur jambe, ils étaient conscients du pari immense qu’ils faisaient. La démarche n’était-elle pas la bonne, bien sûr dans l’ordre du magique ou du religieux, et non du rationnel comme nous prétendons le faire aujourd’hui ? À savoir, en érigeant l’ultime statue, aider à rompre la serrure, invoquer une main libératrice ? Parce qu’elle est venue finalement ! Avec un délai d’un siècle environ, le pari fut gagnant ! Les premiers Occidentaux à aborder l’île vinrent en 1722, suivis par les colons chiliens. Ils pouvaient apporter la promesse d’une vie meilleure. En même temps que la variole dans les soutes des navires et une exploitation impitoyable des populations restantes. Vie, mort, la limite est étroite.
1. Diamond, Jared, 2006, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, Essais.
2. Une vérité qui dérange, réalisateur Davis Guggenheim, 2006.
3. Fitoussi, Jean-Paul, « L’environnement de l’économie », Le Monde, 27 septembre 2006, disponible sur Internet.
4. La sérendipité, c’est l’art, parfaitement maîtrisé par trois princes de Sérendip (Sri-Lanka), nous disent les Mille et une nuits, de faire des découvertes de façon imprévue, souvent au terme d’une recherche sur un autre sujet. « Quand je me suis arrêté de chercher, j’ai commencé à trouver », nous dit aussi Nietzche.
Ce post est une seconde publication d’un article publié dans la revue échanges (n°241, mars 2007).