Michele Boldrin et David K. Levine sont les pourfendeurs bien connus et plutôt convaincants du régime des brevets et des abus du droit de la propriété intellectuelle (voir par exemple « The Case Against Patents », disponible sous internet). Ils racontent l’édifiante histoire de James Watt, l’inventeur de la machine à vapeur au 18ème siècle[1]. L’Angleterre était une terre plus propice parce que moins dépendante de l’État pour son développement industriel et parce qu’existait déjà un solide tissu d’investisseurs, assez similaire à ce que nous connaissons aujourd’hui avec le venture capital[2].

James Watt, donc, brillant ingénieur, s’était allié à un investisseur et avait fondé sa société de production pour exploiter l’innovation. Elle connut immédiatement un succès formidable, protégée par le tout nouveau droit des brevets mis en place dans le pays. Mais dès le début de son entreprise, il arrêta toute activité de R&D, pour se consacrer exclusivement à chicaner en justice contre tous ceux qui voulaient s’inspirer de son invention.

Ceci dura 14 ans, au terme desquels l’invention tomba dans le domaine public. C’est alors que les industriels de la mécanique se mirent d’accord pour ne plus déposer de brevets sur ces machines qui se révélaient si indispensables dans le travail des mines et des manufactures. Ils décidèrent la création de revues techniques et savantes dans lesquelles chacun de leurs ingénieurs pouvaient librement écrire. C’est à partir de ce moment que le rythme du progrès technique en la matière explosa, par pas incrémentaux mais continus, favorisant tout autour le développement d’un important tissu industriel. Quant à l’entreprise du bien pingre Watt, elle s’étiola, faute d’innovation technique et de capacité à stimuler ses ingénieurs.

On reconnait là ce qui a pu se passer en Californie dans les années 70 et 80 dans le domaine de l’informatique. L’innovation n’était pas ou peu brevetée, les astuces et trucs circulaient assez librement entre ingénieurs et industriels. L’industrie informatique prospéra. Le couvercle s’est évidemment refermé depuis.

L’industrie française fonctionnait pareillement au19ème siècle : il y avait, autour des grandes écoles, la création de « sociétés d’ingénieurs », qui détenaient un véritable pouvoir dans les entreprises, des sortes de confrérie quasi corporatistes. L’un de ses rôles était de promouvoir la circulation des idées et innovations techniques. Ainsi, l’entreprise innovatrice ne protégeait pas nécessairement tel ou tel de ses avancées ; elle n’en profitait que parce qu’elle était la première à partir dans la course. Ce qu’elle perdait en rente d’innovation, elle le regagnait par l’apport que les autres entreprises, via les ingénieurs qui y travaillaient, pouvait lui retourner. Il fallait pour cela une convention tacite de réciprocité, qu’aidaient à cimenter les cercles d’ingénieurs (qui d’ailleurs pour certains d’entre eux enseignaient dans leurs écoles d’origine). Elle se protégeait aussi en gardant la maîtrise de ses process, parce que l’innovation n’est pas grand-chose sans le tour de main qui va avec. Michelin par exemple, ou Cristalleries d’Arques, avant sa déconfiture, gardaient leur avantage par leur maitrise technique, jusqu’à fabriquer eux-mêmes leurs outils de production.

Ces sociétés d’ingénieurs ont progressivement disparu dans leur fonction de diffusion d’information. Celle-ci est devenue de plus en plus protégée et ce serait aujourd’hui un motif de plainte au pénal pour un ingénieur de divulguer à l’extérieur une innovation maison. L’entreprise conserve la rente ; l’ingénieur se fait moins connaître à l’extérieur. On ne s’étonnera pas, dans l’époque de mondialisation des idées que nous connaissons, où l’attrait de l’argent s’est fortement accru, que cette mise en silo et ce bridage des connaissances poussent beaucoup de jeunes ingénieurs innovants à quitter l’entreprise pour fonder la leur – et bien sûr capter à leur seul profit la rente d’innovation.

Ce qui se passait en France se passait en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas jusque tard dans le 20ème siècle. Il est étonnant de voir que les impressionnantes industries pharmaceutique suisse ou automobile allemande ont pu se développer jusqu’à assez récemment, sans recours significatif à un système de brevets. L’information circulait relativement librement, sous la houlette des ingénieurs et innovateurs et en tolérant un droit de débauche d’une entreprise à l’autre, alors que Renault et PSA s’étaient mis d’accord pour se l’interdire. Les entreprises étaient donc tenues à l’agilité, pour être les premières à profiter d’une connaissance dont elles savaient la diffusion inexorablement proche chez les concurrents.

Il y a fort à parier que le scandale du diesel, ce secret gardé jalousement par le management paranoïaque du groupe Volkswagen, n’aurait pas pu avoir lieu dans ce monde de plus libre communication.

 

Une remarque plaisante sur les mathématiques

Les maths font exception : on ne peut pas mettre le théorème de Pythagore sous un régime de brevet : le découvrir, c’est l’utiliser, et tant pis pour les finances personnelles de M. Pythagore. Or, je découvre un livre absolument passionnant et accessible même à un public raisonnablement ignorant des maths. Il raconte, comme dans un polar, comment le mathématicien anglais Andrew Wiles a démontré la fameuse conjecture de Fermat, qui résistait depuis trois siècles aux efforts de tous les mathématiciens pour la « craquer ». Voir Simon Singh, « Le dernier théorème de Fermat », Pluriel, 2010.

Singh raconte la naissance des premiers cercles d’échange autour des mathématiques au 17ème siècle en France, et notamment l’apport essentiel de l’abbé Mersenne pour faire travailler ensemble les Pascal, Gassendi, Roberval, Beaugrand et autres Descartes (Fermat, peut-être le plus grand de tous, restait à l’écart dans sa campagne).

Cela n’allait pas de soi. Je livre la citation :

« Le culte du secret chez les mathématiciens parisiens était une tradition qui remontait aux cossistes du 16ème siècle. Ceux-ci étaient des experts en calculs divers employés par les marchands et les hommes d’argent pour résoudre leurs problèmes de comptabilité. Leur nom dérive de l’italien cosa, « chose », parce qu’ils se servaient de symboles pour représenter des quantités inconnues, tout comme les mathématiciens utilisent l’x. Ces calculateurs professionnels avaient inventé des astuces de calcul qu’ils s’efforçaient âprement de garder secrètes pour entretenir leurs réputations de conseillers prodiges. Un cas célèbre est celui de Niccolo Tartaglia, qui avait trouvé une méthode pour résoudre rapidement les équations cubiques et qui l’avait confiée à Gerolamo Cardano, notre Jérôme Cardan, sous le sceau du secret le plus absolu. Cardan rompit le secret et publia la méthode de Tartaglia dans son Ars magna, ce que ce dernier ne lui pardonna jamais. Tartaglia rompit toutes relations avec Cardan et l’âpre querelle qui s’ensuivit ne fit qu’encourager les autres mathématiciens à garder pour eux leurs secrets. Cette disposition jalouse devait perdurer jusqu’à la fin du 19ème siècle, et l’on verra que même au 20ème siècle, certains génies préférèrent travailler dans l’ombre.

Quand l’abbé Mersenne arriva à Paris, il résolut de combattre la conspiration du silence et tenta de persuader les mathématiciens d’échanger leurs idées et de se servir les uns des idées des autres. Il organisa des rencontres régulières entre eux et son groupe constitua même le noyau de l’Académie des sciences. Si quelqu’un refusait d’assister à ses rencontres, Mersenne communiquait à l’assemblée tous les documents et correspondances de l’absent qu’il avait sous la main, même s’ils lui avaient été adressés en confidentialité. Comportement impertinent pour un membre du clergé, mais il prétendait le justifier en avançant que c’était pour le bien des mathématiques et de l’humanité. Pareilles indiscrétions suscitèrent évidemment de violentes querelles entre le religieux et les taciturnes vedettes qu’il avait trahies, et elles mirent fin aux rapports que Mersenne avait pourtant entretenus avec Descartes depuis leurs études communes au collège jésuite de La Flèche. Mersenne avait en effet divulgué des écrits philosophiques de Descartes, qui étaient de nature à contrarier l’Église, mais il faut mettre au crédit de Mersenne qu’il défendit Descartes contre les attaques des théologiens, tout comme il avait défendu Galilée. Car dans un ère dominée par la religion et la pensée magique, Mersenne en tenait pour la pensée rationnelle. » (op. cit., p. 62).

 

Et une autre sur les droits d’auteur

Dickens était un écrivain à succès au 19ème siècle. Et riche, protégé en effet par les droits d’auteur au Royaume-Uni. Manque de chance, les États-Unis composaient une grande partie de son public, mais dans un pays où de tels droits n’existaient pas encore. Dès que le nouveau livre sortait à Londres, il était piraté par plusieurs éditeurs américains, et adieu la possibilité pour Dickens de capter ses droits.

La parade a été trouvée : dès avant la sortie, accord avec l’éditeur aux États-Unis, pour orchestrer la sortie simultanément à Londres et aux États-Unis, avec là-bas un tapis de bombes pour balayer tout éventuel diffuseur pirate.

Ceci pour dire qu’il y a des parades pour les auteurs reconnus. Les auteurs non reconnus n’ont pas à souffrir de cela, bien au contraire. Beaucoup aimeraient que leurs bouquins ou leurs chansons soit piratés sans vergogne par une foule d’éditeurs ou de radios du monde entier. Car l’ambivalence du piratage n’est pas à négliger. Il réduit la rente de création, au détriment du revenu unitaire de l’artiste, mais il diffuse plus largement son œuvre. Il est reconnu à présent par les grands du luxe qu’une réplique d’une chemise Boss est une sorte de produit « entrée de gamme » et que certains fraudeurs voudront bientôt « the real thing ». Il faut lutter contre le piratage, mais pas trop, tout ça étant chose délicate. Dickens a peut-être été largement connu aux États-Unis parce que des petits éditeurs se ruaient pour être les premiers à diffuser le dernier roman. À nouveau, ne pas être protégé par un droit oblige à se bouger le derrière. Le droit incite à la création, mais le droit endort les créateurs, toute la difficulté est là. Si l’on considère comme certains que le créateur est principalement mu par sa pulsion créatrice, il n’est pas la peine alors de lui bétonner un coffre-fort rempli d’or s’il a la chance, ou si les équipes marketing qui pullulent dans ces domaines l’y poussent, d’accéder à un large public.

On est en droit de considérer que les 70 ans accordés à tout créateur (à partir de sa mort !) sont une scandaleuse aberration, un mauvais legs de Jack Lang, qui voulait l’alignement sur le droit américain, un droit totalement à la botte de Disney, pour protéger les droits de Mickey. Cela donne la pantalonnade bien connue des droits sur le Bolero de Ravel.

L’industrie musicale a vécu une sorte de transition extraordinaire dans les années 2000 : la possibilité de copier la musique à coût nul, privant les auteurs du fruit de leur travail. La venue des sites en ligne à la Spotify est en train de ramener un peu d’ordre à tout cela, puisque ces sites sont obligés de capter les droits pour compte de l’auteur, par arrangement avec les maisons de disque. Mais que s’est-il passé pendant la transition ? Voici que les chanteurs ou groupes à la mode ont vu la structure de leur revenu changer complètement : plus grand-chose en matière de propriété intellectuelle, les concerts et les produits dérivés devenaient la plus grande part du revenu.

On retrouvait curieusement la situation propre au 19ème siècle, sans droits d’auteur pour les artistes lyriques. Les chanteurs passaient, notamment en Allemagne, d’un opéra à un autre (il y en avait une foultitude) pour aller pousser leurs trémolos. On peut noter que le 19ème siècle, depuis Beethoven, n’était déjà plus l’époque de l’artiste obligé de vivre à l’humiliant crochet d’un aristocrate ou d’un prince, comme y avait été tenu ce pauvre Mozart. Pourquoi Pavarotti, certes remarquable chanteur, touchait plus de 100 M$ par an (et désormais en partie ses héritiers) alors que quantité d’excellents chanteurs, qui n’ont que le tort d’être marginalement moins bons ou reconnus que lui, brûlent le dur. Bref, les Rolling Stones devenaient tenus de reprendre la route.

 

(Le début du texte est librement inspiré d’une discussion avec Armand Hatchuel, de l’École des Mines de Paris.)

 

[1] Comment donc ! c’est Denis Papin l’inventeur, nous apprend-on à l’école en France ! Hélas, ce malheureux n’a jamais réussi à convaincre les gouvernements français ou allemand de la justesse de son invention. L’histoire a gardé, hors de France, le nom de Watt.

[2] Pascal, un siècle avant, avait inventé génialement une machine à calculer révolutionnaire, mais n’avait pu trouver les fonds et les partenaires, malgré les efforts de son père, pour l’exploiter industriellement. Voici une belle carrière d’entrepreneur qui faisait chou blanc, peut-être au profit de la philosophie.