Les métiers financiers, en entreprise comme ailleurs, ont comme matière première l’information. Une information qui subit en ce moment une des plus grandes révolutions qu’elle ait connue dans l’histoire : son support n’est plus désormais que des flux d’électrons. Les années qui viennent vont donc naturellement voir un bouleversement des directions financières. Elles le connaissent déjà.

 

Entendons-nous. Le futur paraît toujours venir vite pour, avec le recul, montrer qu’il prend souvent son temps. Le directeur financier exercera toujours un métier de détail. Il restera toujours le « commercial » de son entreprise auprès des investisseurs et banquiers. Comme toujours, de bonnes et simples mesures de politique financière, prises au fil de l’eau, sont ce qui fait au total une bonne politique financière. Mais des chocs, il va en connaître.

Le premier porte sur la production même de l’information. Pour les données internes de l’entreprise, on y est déjà : les données de gestion, produites par exemple par les logiciels qui assurent la production, remontent directement dans les systèmes comptables ou de contrôle de gestion. Les ruptures de charge et les retraitements vont progressivement être supprimés, par automatisation. Ce sera plus difficile, mais on voit les progrès tous les jours, concernant les données externes à l’entreprise : l’information allant et venant des clients, des fournisseurs, des salariés, du fisc, du régulateur… Tout cela, ce sont des choses très concrètes : facturation, paiement, reportings à l’autorité de contrôle, etc.

Autrement dit, l’usine qu’était une direction financière classique – j’entends par usine l’ensemble des tâches plus ou moins qualifiées par lesquelles on injectait de l’information dans les systèmes – connaît une révolution technique sans précédent, avec un bond inédit de productivité. Gageons que le directeur financier aura pendant longtemps à gérer cette transition industrielle, surtout dans sa dimension humaine.

Va-t-on pour autant vers un univers lisse et fluide, la direction financière devenant une salle blanche où ne passent que des flux électroniques ? Loin de là. Tout d’abord en raison de la loi économique qui veut que la réduction du coût de production de la donnée en accroît la demande. C’est le règne du toujours plus. On sait qu’Excel n’a pas diminué le temps de travail passé à faire des tableaux de synthèse, au contraire. Ensuite, parce que la structuration de l’information (qui la rend comestible à faible coût par des logiciels ou par des esprits humains) appelle toujours de nouvelles données à structurer. Ce qui est aujourd’hui de la soft information, sur les clients, les marchés, l’environnement politique et social…, va vouloir être traitée et digérée pour la prise de décision.

Cela fait donc un certain temps que se renforce une fonction majeure dans l’entreprise, celle du contrôle de gestion. On passe déjà d’un métier d’inventaire à un métier de statistique, de modélisation, utilisant au besoin les probabilités. Dans ce domaine, reconnaissons-le humblement, ce sont plutôt les directions marketing qui ont pris le lead technologique dans les entreprises, notamment pour analyser les « données massives » venues des clients. Les directions financières doivent copier ces techniques.

Or, les petabytes de données se déversant désormais à gros bouillon dans les logiciels de gestion risquent de paralyser la prise de décision. Il s’agira donc, encore et toujours, de fabriquer de la synthèse. Il est affligeant de voir quantité de managers s’abîmer les yeux sur leurs écrans à éplucher des reportings de 700 pages ou plus. Il devient vital que chaque niveau de management – et ceci est un processus fractal – soit capable, dans cette révolution numérique, à la fois de maîtriser le bon niveau d’information et de le synthétiser, avec la dose de délégation qui convient. Le mot-clé restera comme toujours celui d’indicateur, car le cerveau humain – qui a toujours le même nombre de neurones – continuera à ne raisonner et ne décider que sur un nombre limité de paramètres. Cette fonction de synthèse utilisera certes des outils plus puissants, en espérant que le temps dégagé favorisera la réflexion. Mais elle restera un processus politique, à la main des opérationnels en charge et où intervient la vision stratégique de là où on veut aller. Et elle restera intermédiée par la fonction finance, qui en est la base logistique.

Le risque à présent, un mot-valise qui se dissémine dans l’entreprise. D’où se manifestera le prochain risque pour l’entreprise ? Rien de nouveau bien sûr : c’est plus souvent le risque qui nous trouve que nous qui trouvons le risque. Mais la détection, la surveillance et la prévention prennent une tout autre dimension. Ce qui était autrefois typiquement de la soft information, très qualitative, se quantifie désormais : on cartographie, on établit des indicateurs de risque. Pour s’apercevoir qu’il n’y a là qu’un nouveau domaine du contrôle de gestion, portant sur une matière différente (de façon imagée, portant plus sur l’écart-type que sur la moyenne), une matière qu’on arrive progressivement de faire rentrer dans un moule quantifié, relevant parfois dans les grands groupes d’une direction spécialisée.

Ceci d’ailleurs pour dire que malgré tous ces bouleversements techniques, le bon vieux débat « faut-il centraliser ? faut-il déconcentrer ? » continuera à persister dans les réunions de direction générale. La numérisation est porteuse de ces deux tendances contraires, on le sait. On va vu récemment une tendance à l’éclatement de cette fonction informative pour la gestion du risque, pour le contrôle de gestion, autrefois dévolue à la seule direction financière. J’en serais à faire le pari qu’on va revenir dans le futur à davantage de concentration, l’unité profonde de tout cela étant le support informationnel à fournir aux activités « productives » de l’entreprise : produire, vendre, recruter, etc.

Le bilan de l’entreprise va changer de figure, à plusieurs titres. On sous-estime l’impact de la numérisation sur ce qu’on appelle le capital circulant, c’est-à-dire les éléments du BFR. Les stocks se gèrent mieux sous le coup d’innovations techniques : pensez à la révolution des puces RFID pour informer en temps réel ; pensez à l’impression 3-D qui permet une déconcentration des stocks, voire leur disparition simple, comme demain chez les distributeurs de pièces détachées. Les délais clients et fournisseurs vont rester pour pas mal de temps ce casse-tête que connaissent bien les directions financières, commerciales ou des achats. Or, on s’aperçoit que ces délais ont principalement une fonction assurantielle : être sûrs que la marchandise achetée est la bonne ; être sûrs qu’elle va être payée. Ce n’est là encore que de l’information, et donc le lieu de gains de productivité immenses dans la bonne réalisation du contrat, dans la surveillance en temps réel, etc. De sorte qu’on peut raisonnablement parier sur une réduction à terme des délais de paiement et de l’importance du poste BFR dans le bilan de l’entreprise. Personne n’ira le regretter. Il prendra peut-être une forme plus financière, comme par exemple un épaulement croisé entre fournisseur et client, consistant à faire du crédit client ou fournisseur.

Dans le même temps, pour en revenir au risque, la qualité de crédit des contreparties de l’entreprise, principalement les clients, sera de mieux en mieux suivie, par des procédures KYC (« Know Your Customer ») plus affiné, parfois même avec le recours à des techniques blockchain pour certifier les identités ou l’origine des fonds.

La fonction cash est déjà rentrée dans une autre ère. Plus que le cash, c’est-à-dire son support physique ou juridique, c’est l’information sur le cash qui compte. De plus, les coûts de transferts diminuent constamment ; ils sont dans l’idéal de purs mouvements d’électron. C’est ce qui permettra d’optimiser le « cash-outil », c’est-à-dire la trésorerie qui permet de faire face au jour le jour à l’activité (genre les pièces de monnaie que le commerçant garde le soir dans son tiroir-caisse). Pour des grandes entreprises, on imagine déjà que les techniques d’intelligence artificielle sauront détecter des profils stables dans les flux de trésorerie, et affiner considérablement les prévisions et gérer le cash en « juste à temps ». On passe dans une logique du « moins mais mieux ». La trésorerie aura une fonction plus financière et assurantielle : assurer la liquidité d’ensemble du bilan. Les gens pensent que la numérisation signifie moins d’actifs corporels au bilan. C’est probablement une erreur. Illustrons cela en imaginant un choc réglementaire ou culturel qui dissuade les clients de McDonald’s d’acheter ses hamburgers. C’est là qu’on verra que la valeur de l’entreprise est autant la marque que les milliers de sites commerciaux excellemment placés qu’elle a été capable de bâtir, souvent en pleine propriété. Ce qui est sûr, c’est que la stratégie financière de l’entreprise portera de plus en plus sur l’arbitrage entre détention directe d’actifs ou location déportée sur des entités financièrement indépendantes, sur le mode aujourd’hui des compagnies aériennes. Ceci permet d’optimiser la gestion du risque et le coût du capital.

Ce sont alors les frontières mêmes de l’entreprise qui deviennent plus que jamais mouvantes, au point même de se dissoudre, comme pour certaines plateformes numériques. Le directeur financier participe alors au plus haut point à la réflexion sur la bonne structuration industrielle et comme toujours, sur la « vente » du projet aux partenaires financiers.

 

Cet article a été publié dans le numéro 364 (novembre/décembre 2018) de la revue finance&gestion.