La crise récente a mis en lumière plusieurs problèmes dans l’architecture de la zone euro, notamment le manque d’intégration politique qui semble à l’intersection d’un grand nombre des difficultés actuelles. Vox-Fi a le plaisir de présenter les propositions du groupe Eiffel – un groupe d’experts français qui appellent à une « communauté politique de l’euro ». Ces propositions cherchent à ouvrir un débat sur l’accord politique et les institutions qui sous-tendent l’Union monétaire européenne. Une version anglaise de la présente tribune a été publiée le 27 mars sur le site ami Vox-EU.


L’idée selon laquelle l’Union monétaire européenne ne peut exister sans une forme d’intégration politique et un budget propre n’est pas nouvelle. En 1977, le rapport MacDougall (voir le site Vox-EU pour les références bibliographiques) suggérait qu’un budget de l’ordre de 5-7 % du PIB était nécessaire. Durant la période qui a mené à la signature du traité de Maastricht, Jacques Delors insistait quant à lui sur les besoins d’intégration politique. Pourtant, faute de consensus politique, il a été décidé de se limiter à la seule union monétaire dans l’espoir qu’elle finirait, au fil du temps, par précipiter l’intégration à la fois budgétaire et politique.

 

 

Selon le consensus de l’époque, la monnaie unique était un complément essentiel mais technique du marché unique. En éliminant les coûts de transaction de change et les risques de change, l’union monétaire favoriserait nécessairement la convergence économique. Quant aux coûts macroéconomiques de l’unification monétaire, liés à la perte d’un mécanisme d’ajustement au niveau de chaque pays, ils étaient considérés à l’époque comme peu importants pour deux raisons :

 

 

  • La politique monétaire unique permettrait de faire face aux chocs touchant toutes les économies de la zone euro en même temps, qui étaient considérés comme les chocs les plus fréquents en Europe.
  • Ayant mis en ordre leurs finances publiques, les États membres auraient largement les moyen de conduire si nécessaire des politiques budgétaires permettant d’atténuer les chocs qui leur seraient spécifiques.

La crise européenne a sérieusement mis en doute cette doctrine, ainsi que les hypothèses fondatrices de l’architecture de Maastricht :

  • En raison d’économies budgétaires insuffisantes lors les périodes de bonne conjoncture et/ou de l’importance des chocs subis, de nombreux États membres ont été incapables de mener des politiques d’amortissement de la crise. Au contraire, en raison d’un manque de coordination, les politiques budgétaires conduites ont accentué la chute de l’activité.
  • La BCE s’est montrée incapable de jouer pleinement son rôle d’amortisseur des chocs touchant l’ensemble de la zone car les canaux de transmission de ses politiques conventionnelles n’ont plus fonctionné tandis que ses outils non conventionnels faisaient l’objet d’intenses débats internes.

La réaction de la zone euro à une combinaison variable, selon les pays, de crise bancaire, de crise de balance des paiements et de crise de dette publique a consisté à offrir aux pays en difficulté une aide conditionnelle et à appliquer des programmes d’ajustement macroéconomique accompagnés d’une surveillance renforcée. Il faut reconnaître le rôle d’amortisseur qu’a eu cette assistance et le début d’ajustement des prix relatifs que cela a permis dans un certain nombre de pays. Mais les violents ajustements asymétriques (i.e. d’une force différente d’un pays à l’autre) ont contribué à une forte augmentation du chômage et de la pauvreté. Il est difficile de dire à ce jour si cela aidera ou non à reconstruire le potentiel économique de ces pays. Surtout, il s’est creusé un fossé politique entre les pays créanciers et débiteurs au sein de la zone, avec une  désaffection sociale et politique vis-à-vis de l’UE. Aujourd’hui, le déficit démocratique et le succès limité de la stratégie économique retenue se renforcent l’un de l’autre, avec le risque d’un double rejet, ce qui rend la situation actuelle très instable.

 

En octobre 2013, le groupe Glienicker (onze économistes et experts allemands de science politique) a tiré la sonnette d’alarme contre une réaction à la crise qui tient davantage du bricolage que de la vision stratégique. Ils ont appelé à une Union européenne « optimale » plutôt que « minimale ». Ils suggèrent que la zone euro mette en place un pouvoir exécutif à part entière qui serait « choisi et surveillé par le Parlement européen ». Cet organe exécutif négocierait les programmes de réforme avec les pays en crise. Il gèrerait aussi un budget de taille réduite, permettant de financer des biens publics et éventuellement un système commun d’assurance-chômage. Mais il ne constituerait pas une « union de transfert », tout au plus un « mécanisme de transfert contrôlé », permettant de rendre à nouveau crédible la clause de « non-renflouement » inscrite dans le Traité.

 

En février 2014, le groupe Eiffel (un groupe de douze experts français venus de l’université, de think tanks, du monde de l’entreprise et de l’administration, de la sphère politique) a lancé un appel pour une « communauté politique de l’euro ». L’initiative exprime le même souci à propos de viabilité politique et économique du statu quo et fait écho à certaines des propositions avancées par le groupe Glienicker. En voici les principales propositions.

 

Les propositions économiques

Depuis le début de la crise, la zone euro n’a pas été en mesure d’apporter une réponse efficace et coordonnée. Cela ne va pas changer dans les années à venir, car la nouvelle gouvernance économique qui a été mise en place avec la crise ne parvient toujours pas à considérer l’union monétaire dans son ensemble lorsqu’elle conçoit ses politiques économiques et budgétaires. Cette approche pays par pays donne des résultats médiocres en termes de stabilisation et sape largement la capacité de la zone euro à absorber et à se remettre des chocs économiques.

 

Pourtant, l’environnement restera incertain et la zone euro doit être en mesure de réagir rapidement aux chocs. Certes, disposer de marges de manœuvre budgétaire au niveau national est absolument nécessaire pour permettre aux stabilisateurs automatiques de jouer leur rôle et ainsi d’amortir les petits chocs, mais c’est généralement insuffisant face aux chocs de grande ampleur. C’est la raison pour laquelle, dans les fédérations politiques existantes, les entités fédérées sont généralement contraintes par les règles budgétaires strictes, mais avec, en compensation, un budget fédéral qui concentre l’essentiel de la fonction de stabilisation. Les fédérations existantes bénéficient aussi d’un partage des risques macroéconomique via l’intégration financière, alors que la zone euro, en raison de l’inadéquation de ses institutions, a connu une désintégration financière suite à la crise. En un mot, la zone euro manque d’instruments de partage des risques macro-économiques.

 

Si le problème de la fragmentation financière est abordé par la construction en cours de l’union bancaire, la question du partage des risques macroéconomiques à travers un budget fédéral est assez largement absente des débats. Un budget fédéral de petite taille pourrait non seulement servir de filet de sécurité à l’union bancaire, mais aussi jouer un rôle de stabilisation macroéconomique, par exemple au travers d’un volet d’assurance chômage. Ce budget devrait être adossé à des ressources propres, afin d’éviter le problème du « juste retour », qui paralyse le budget de l’UE. Il devrait concentrer ses ressources sur les politiques de stabilisation macroéconomique.

 

Par ailleurs, on peut soutenir que les États membres de la zone euro se sont auto-sélectionnés comme des pays qui voient dans l’intégration européenne beaucoup plus qu’un simple marché unique. Cela justifie des instruments pour faciliter la convergence des régions de l’union qui sont à la traîne et qui pourraient pâtir d’une concentration des capacités productives dans les régions-cœur de la zone. Si encourager la mobilité du capital et de la main-d’œuvre dans la zone euro est essentiel pour stimuler la croissance au niveau global, cette stratégie va engendrer des inégalités géographiques dont il faut s’occuper.

 

Finalement, la justification d’un budget de la zone euro peut se trouver dans les trois motifs traditionnels de l’intervention publique : allocation, stabilisation et redistribution. Des trois, l’argument le plus convaincant à ce stade est la stabilisation. Cette mise en commun des ressources doit être faite derrière le « voile de l’ignorance », c’est-à-dire avec la conviction sincère que toutes les parties tireront profit et payeront à parts égales dans ce budget. Pour prendre l’exemple du volet assurance-chômage, il doit s’accompagne d’efforts profonds de convergence entre les économies de la zone euro, notamment d’un minimum d’harmonisation des marchés du travail. Offrir une couverture européenne des risques en échange de réformes difficiles peut aider à faire accepter ces réformes dans les pays en retard et donner un dessein nouveau à l’idée d’intégration européenne.

 

Aller dans cette direction rend plus nécessaire encore le remaniement des institutions de la zone euro pour accroître leur responsabilité et leur légitimité démocratique.

 

Les aspects politiques

En juin 2009, la cour constitutionnelle allemande a fait état dans sa prise de position sur le traité de Lisbonne d’un « déficit démocratique structurel » dans le fonctionnement des institutions européennes. Depuis lors, la crise a mis en évidence une forme de déficit exécutif qui empêche des actions résolues et rapides, déficit démocratique et déficit exécutif ayant tendance à se nourrir l’un et l’autre.

 

D’importantes réformes de la gouvernance ont été entreprises. Toutefois, cette évolution, qui dans les faits confie plus de pouvoir à  la Commission, manque de légitimité démocratique et ne coordonne pas de manière adéquate les politiques économiques. En outre, les programmes d’ajustement émanent d’un organe non identifiable issu du FMI, de la Commission, de la BCE et de l’Eurogroupe, selon un labyrinthe qui dilue les responsabilités.

 

Externaliser la politique économique à une Commission technocratique ou la soumettre à des règles nationales automatiques est économiquement et démocratiquement insatisfaisant. La politique économique comporte toujours une forme de choix politique. On peut douter que la Commission, dans son incarnation actuelle, ait la responsabilité démocratique suffisante pour exercer de tels pouvoirs discrétionnaires.

 

Le seul moyen d’assurer une légitimité des décisions en amont et en aval est de clarifier les rôles et de s’assurer que les décisions prises au niveau européen le sont par ce qui équivaudrait à un gouvernement de la zone euro, et non par une combinaison mal définie de processus nationaux et européens. Il faut un processus européen de décision quand les décisions sont européennes, ce qui n’affaiblit pas mais au contraire clarifie le principe de subsidiarité. Le contrôle démocratique de cet exécutif de la zone euro devrait être exercé par les parlementaires européens (des pays de la zone euro) et non par les parlements nationaux ou une combinaison des deux. En effet, l’idée est de clarifier les responsabilités plutôt que de les brouiller. En revanche, dans de nombreux pays, dont la France, le parlement national devrait participer davantage aux décisions européennes en exerçant un contrôle plus strict sur la position de son propre pays au sein du Conseil des ministres. Le mauvais fonctionnement de certaines institutions ou pratiques nationales ne peut et ne doit être compensé par des changements institutionnels au niveau européen.

 

 

Conclusion

Bien que d’importants désaccords persistent entre la France et l’Allemagne, notamment sur la place des politiques discrétionnaires et sur la nécessité d’intervenir pour stabiliser l’activité, le sentiment se développe des deux côtés du Rhin que la situation économique et le cadre institutionnel qui prévalent aujourd’hui sont économiquement et politiquement destructeurs. Cela appelle un vrai débat sur l’architecture et les institutions qui fondent l’union monétaire européenne. Les politiques ont éludé jusqu’ici ces questions difficiles, mais le temps travaille contre eux.