La sous-évaluation du yuan, on le répète, crée davantage de dommages dans les économies en développement (hors la Chine) qu’aux économies développées. La Turquie, le Mexique ou l’Afrique du Sud en sont des exemples. Elle leur laisse peu de chance de succès dans une politique de croissance par l’exportation, précisément celle qui a servi au développement initial de la Chine et avant elle de ce qu’on appelait les tigres asiatiques. A la fois parce que l’offre chinoise comble amplement les besoins des pays développés ; et parce que l’industrie de ces pays secondaires ne peut ni concurrencer les pays développés dans le haut de gamme, ni se positionner de façon profitable dans les activités de main-d’œuvre.

 

Donc la Chine bloque le jeu qu’ont accepté de jouer de plus ou moins bon gré les autres tigres asiatiques : accepter une réévaluation de leur monnaie, ce qui veut dire perdre les marchés faciles à l’exportation, mais en retour réduire le coût à l’importation des matières premières et faire rapidement monter en gamme ses produits à l’exportation. Singapour a su le faire en son temps, ou avant elle le Japon, même si dans les deux cas la réévaluation s’est faite sous la menace des États-Unis (on était au temps de Nixon) d’imposer un droit de douane de 100%. Une telle menace ne serait plus crédible aujourd’hui face à la dimension prise par la Chine. Elle n’est plus articulée par les Etats-Unis, même s’il semble que les négociations en coulisse de M. Geithner semblent porter leurs fruits. La menace des marchés semble aussi faire réfléchir les Chinois : même avec un contrôle des changes féroce, les spéculateurs, y compris les entreprises exportatrices chinoises, disposent d’un certain levier pour jouer la réévaluation du yuan et provoquer un afflux de hot money en Chine. Cela pousserait inexorablement à terme les autorités monétaires soit à tolérer une plus forte inflation interne (l’inflation interne ayant le même effet économique qu’une réévaluation), soit à apprécier leur devise.

 

Les choses étant ce qu’elles sont, comment l’Europe peut-elle s’adapter ? Pour rester dans la course, elle doit constamment gagner en productivité et se procurer de l’étranger des fournitures à bas coût, avec flexibilité, rapidité de transport, etc., sans bien sûr tout céder à la Chine. L’Allemagne a trouvé de tels partenaires avec les pays de l’Est, au premier rang desquels la Pologne, qui est en train de réussir son rattrapage économique sur une stratégie de base arrière de l’industrie allemande. Pour reprendre le terme géostratégique – très connoté – de la politique allemande en vogue au début du 20e siècle, elle est devenue l’hinterland de l’Allemagne. C’est une stratégie qui fait deux gagnants.

 

La France se fournit beaucoup moins en Europe de l’Est, sauf pour certains secteurs dont l’automobile (où elle bat d’ailleurs les groupes allemands, si on en juge par la carte d’implantation des usines des groupes Renault et PSA). Les coûts de transport y sont importants ; les habitudes de commerce inexistantes. S’il donc lui fallait choisir son hinterland, il est probable qu’elle désignerait les pays du Maghreb : francophones, à bas coût de main-d’œuvre (sauf l’Algérie dont on va parler), dans le même fuseau horaire et d’accès immédiat à coût quasi-nul par transport maritime.

 

Elle commence à le faire s’agissant du Maroc. Les banques et les assureurs ont déjà délocalisé de façon assez importante, par exemple à Casashore : main d’œuvre francophone, on l’a dit, assez bon niveau de productivité, relative stabilité macroéconomique, un droit commercial plus efficace au fil du temps et émergence d’un esprit entrepreneurial avec des natifs qui ont fait leurs études en Occident. Même chose côté Tunisie, même si la main de fer du pouvoir à l’endroit de sa société civile commence à faire tache.

 

Il ne suffit pas que la France jette son dévolu sur les pays du Maghreb pour qu’une stratégie productive d’hinterland réussisse. Il faut aussi que ces pays adaptent leur propre politique interne à ce développement par l’exportation vers l’Europe. L’Algérie en est loin. Elle est pénalisée par la richesse de ses ressources en pétrole qui ont leur triste effet habituel, ce qu’on désigne par la maladie hollandaise (Dutch disease). L’abondance du revenu pétrolier (plus de 95% des exports du pays) favorise la hausse des prix et des salaires internes, pénalise les exportations manufacturières ou agricoles et fait rentrer à tour de bras les importations. L’autre effet de la malédiction pétrole, c’est que cette richesse si vite acquise gangrène assez facilement les structures de l’État quand celui-ci n’a pas la solidité de disons la Norvège luthérienne. Du coup, instabilité de la politique économique, comme en témoigne la réaction disproportionnée de l’administration algérienne à la flambée des importations, corruption, coûts élevés, toutes choses qui évidemment polluent le climat des affaires. Le drame de l’Algérie, et par voie de conséquence du flanc sud de l’Europe, c’est bien qu’elle ait du pétrole. Il faut laisser cela aux nababs du Moyen-Orient. A défaut de pétrole, l’Algérie, sachant la qualité de sa main-d’œuvre, jouerait parfaitement le rôle d’un pays émergent exportateur, fournissant à bas coût l’industrie européenne et, accessoirement, fixant sur place des gens qui sinon chercheront toujours à passer les frontières de l’Europe.