Les intérêts du management et des actionnaires sur la comptabilisation du goodwill ne sont pas nécessairement alignés. L’annonce par un groupe d’une dépréciation importante de son goodwill est souvent perçue comme la constatation d’erreurs passées en matière de stratégie d’acquisition. Il parait alors naturel pour les dirigeants d’essayer d’éviter ou de différer les dépréciations du goodwill afin de protéger leur propre réputation (… et peut-être au passage leur rémunération).

 

La perspective des actionnaires est sensiblement différente, ils valorisent la justesse du reporting financier, justesse au sens de mesure pertinente et non de ric-rac. Le principe comptable de prudence dicte que lorsque la valeur d’un actif tombe en dessous de sa valeur comptable historique, celui-ci doit être déprécié. Si ce principe était parfaitement appliqué, les actionnaires pourraient considérer les capitaux propres comme un minimum de la valeur des capitaux propres. De plus, les dépréciations du goodwill étant de nature exceptionnelle et n’ayant pas d’impact cash, elles ne devraient pas avoir d’implications en termes de valorisation des capitaux propres. Tout pousse alors l’actionnaire à exiger du management une objectivité sur le montant du goodwill.

 

Notons néanmoins que la survalorisation potentielle du goodwill dans les comptes a un impact sur les prêteurs pour qui le montant des capitaux propres est fréquemment retenu pour évaluer la situation financière de la société et sa capacité à emprunter. Dans cette optique, la sous-dépréciation du goodwill pourrait également avoir pour but pour les managers de conserver de la flexibilité financière.

 

Résultats de l’étude :

 

Le simple constat que les dépréciations du goodwill sont très largement déconnectées des mouvements sur les marches boursiers nous a invité à réaliser une petite étude. En effet, un raisonnement simple amènerait naturellement à conclure à l’inverse de ce constat : si en moyenne la valeur de l’ensemble des actifs baisse (baisse des indices boursiers), la valeur des actifs acquis par les groupes dans le passé devrait également baisser et tôt ou tard, une dépréciation du goodwill devrait donc être passée.
Le graphique ci-dessous montre que dans les 25 dernières années, le marché action a subi deux cycles (deux hausses importantes suivies de deux baisses), le marché des fusions et acquisitions a subi les mêmes cycles, malgré cela, le goodwill des groupes de l’Eurostoxx 50 a crû presque continuellement. A première vue, on pourrait donc penser que les goodwills enregistrés dans les années 1999-2001 et 2006-2008 n’avaient jamais été revus à la baisse par ces groupes.

 

 
 
 
 
 
 
 
 

L’étude vise donc à tester si les processus (y compris la revue par les auditeurs externes) pour s’assurer de la pertinence du reporting comptable a permis une comptabilisation correcte des dépréciations du goodwill… ou pas.

En se focalisant sur les sociétés ayant un niveau significatif de goodwill (en proportion de leur total d’actif), l’étude met en évidence tout d’abord le montant de dépréciation du goodwill par les sociétés de l’Eurostoxx 50 entre 2007 et 2011. Puis, sur la base de l’évolution des price-to-book ratios, un modèle simple a été développé pour mesurer le montant de dépréciation que ces sociétés auraient dû passer sur la même période.

 

Ce calcul a permis de conclure que 23 des 50 groupes ont de manière significative déprécié insuffisamment le goodwill. Selon notre modèle ces groupes auraient dû réaliser 185 milliards d’euro de plus de dépréciation, soit 8 milliards d’euros par groupe en moyenne ! Ce montant représente 22% de leur total d’actif. 87% de ce manque de dépréciation est concentré sur 10 groupes, 60% sur les 5 premiers « fautifs ». L’étude montre également (de manière peu surprenante) qu’aucun groupe n’a de façon significative sur-déprécié son goodwill.

 

 
 
 
 
 
 
 
 

NB : La présence de Sanofi pourrait paraître surprenante pour le lecteur qui a en tête que son cours de bourse est au plus haut historique. Mais le modèle s’arrête en 2011, le calcul actualisé à aujourd’hui donnerait pour cette société un résultat certainement sensiblement différent.

 

Afin de mieux comprendre les raisons qui ont guidé les managements à limiter fortement les dépréciations du goodwill nous avons cherché à mesurer la pertinence des annonces de dépréciations du goodwill pour les investisseurs. Ainsi, si la dépréciation du goodwill n’est pas pertinente pour les investisseurs, les managements ne peuvent justifier l’absence de dépréciation par leur souci de préserver la valeur. D’autres raisons les guident alors nécessairement (potentiellement la préservation de leur réputation et rémunération). Pour tester cette hypothèse, une étude d’évènement a été réalisée pour mesurer l’évolution des cours de sociétés qui ont significativement déprécié leur goodwill par rapport à des sociétés benchmark ayant fait des annonces de résultat comparables[1] sans dépréciation du goodwill. Un mois après annonce la performance des sociétés ayant réalisé un impairment était en moyenne de 3,8% plus élevé que les sociétés benchmark ; après un an la surperformance restait de 2,7%. Ces résultats laissent penser que l’annonce d’un impairment n’a pas un effet particulièrement négatif sur le cours.

 

Le timing des dépréciations est également intéressant à noter et tant à prouver que le manque d’impairment est certainement plus lié à des raisons personnelles du management qu’à un souci de préservation de la valeur pour l’actionnaire. Ainsi 60% des impairments ont été réalisés dans les 3 années qui ont suivi un changement de directeur général, et près de 40% dans les deux années. On peut également noter qu’aucune dépréciation n’a été réalisée par le directeur général ayant mené à bien l’acquisition…

 

Bien que les résultats de la recherche ne puisse pas être considérés comme totalement statistiquement significatifs (dû au nombre limité de données utilisées pour certaines analyses), l’étude montre clairement un écart entre le montant de goodwill dans le bilan des sociétés de l’Eurostoxx 50 et sa valeur réelle. L’étude conclue également à des intérêts divergents entre actionnaires et dirigeants sur cette problématique. Même si la European Securities and Market Authority semble avoir pris conscience de ce problème et exprimé son constat que « les sociétés cotées semblent adopter une vision trop optimiste de la valeur des acquisitions réalisées alors que les marches étaient nettement plus hauts »[2], les groupes ne semblent pas changer de politique. Les 5 premiers groupes qui représentaient 60% de la sous-dépréciation, n’ont déprécié que pour 6,3 milliards d’euros en 2012 soit moins de 6% de la sous-dépréciation.

 

Nous doutons fortement qu’une nouvelle rédaction des règles comptables de dépréciation du goodwill permette de résoudre ce problème. Mais nous espérons et sommes convaincus, que sur le long terme, les investisseurs valoriseront les managements sensés et crédibles plutôt que ceux qui essaient de masquer l’évidence.

 

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 Parution originale dans la lettre Vernimmen n°115 de mai-juin 2013.

[1] C’est à dire avec le même écart par rapport au consensus de marché

[2] “that listed companies were taking an excessively optimistic view of the value of takeovers agreed in more buoyant times” Jones, A.: EU groups face questions over goodwill, Financial Times, January, 2013.