Le statisticien américaine Nate Silver se couvre de gloire pour avoir prédit quasiment à la décimale le résultat des élections présidentielles américaines, et ceci dans les 50 Etats de l’Union. Il explique comment il s’y prend dans un livre qui est un succès mérité de librairie aux États-Unis (The Signal and the Noise: Why So Many Predictions Fail, —But Some Don’t, chez Penguin). Dans des domaines tels que la prévision électorale, le traitement organisé de masses considérables de données électorales permet des prédictions fiables. Avec modestie, il indique les domaines où, par contre, et davantage par manque de bonnes données que de modèles théoriques astucieux, la prévision se ramène au jet d’une pièce de monnaie en l’air : les marchés financiers, l’économie, et même la prédiction météo à long terme, du type de celle qui assigne une hausse probable de x degrés de la température d’ici la fin du siècle.

Dans notre monde moderne, merci aux ordinateurs, c’est par téraflops que les données nous sont déversées sur la tête. Ce que Silver appelle le « bruit ». Tout l’art de la statistique consiste à extraire les informations pertinentes de ce bruit, ce qu’il appelle le « signal ». Un peu comme l’extraction du diamant en remuant des milliers de tonnes de gravats. Dans l’entreprise d’aujourd’hui, la prise de décision est encombrée par  les milliards d’octets d’informations, pertinentes ou pas, qui peuvent arriver à chaque minute à l’attention des responsables. D’où l’importance croissante de certaines professions (contrôle de gestion, marketing..) dont on peut parier que les compétences viendront désormais davantage de la statistique que de l’analyse financière ou du commercial.

Mais Nate Silver n’est pas le seul ! Steve Rattner, dans une chronique du New York Times, attire l’attention sur le site de paris en ligne Intrade. Il a correctement prédit le gagnant des élections dans 49 des 50 Etats de l’Union et pour 31 des 33 élections sénatoriales, à peine moins bien que Nate Silver. Intrade est une sorte de marché de la prédiction, où des milliers de participants (les parieurs) engagent leur argent derrière leurs convictions sur qui va gagner (ce qui les distingue des gens qui répondent gracieusement à des sondages sur qui ils vont voter). Le mécanisme semble être un bien meilleur collecteur d’informations que les sondages, et faire jeu égal avec le traitement intelligent de données massives.

Allons un pas plus loin. Que ce serait-il passé si nous avions eu Intrade en France pour les élections de 2002 ? Si on juge que les marchés à terme de la prévision politique sont plus efficaces que les sondages (qui donnaient Jospin présent au second tour), si de plus il commence à se savoir dans le grand public qu’ils sont crédibles et fiables, l’électorat de gauche aurait été averti de la menace Le Pen et se serait peut-être davantage mobilisé ou moins dispersé sur une kyrielle de candidats. Jospin aurait été présent au second tour ! La prédiction devient auto-réalisatrice.

Intéressant ! Ne retrouve-t-on pas alors une caractéristique propre aux marchés financiers (ceux que Silver juge, on le comprend, imprédictibles !), celle d’être « réflexifs » ou « autoréférentiels », selon qu’on emploie le terme de George Soros ou celui d’André Orléan. Et par conséquent, de connaître les mêmes soubresauts que les marchés financiers, avec leurs phénomènes de bulles ou d’équilibres multiples. La réflexivité marche comme ça : tous les parieurs pensent que Jospin ne passe pas ; mais pensent du coup que tout le public de gauche va se mobiliser, et donc que Jospin va passer, ce qui leur fait penser que la menace est passée, et donc… Pour les économistes, cela fait penser furieusement au fameux concours de beauté de Keynes, celui où il ne faut pas prédire qui est le mannequin le plus beau, mais celui que les gens pensent être le plus beau. En clair, la venue des marchés à terme sur le terrain de la prévision politique est une excellente chose, mais plus ils seront « efficients », plus on pourra légitimement les accuser de ne pas l’être.

Il restera l’approche « fondamentale » de la situation tactique des candidats, ce que les modèles du type de ceux de Nate Silver, pour la politique comme pour la finance, aident à faire.