Le monde financier sera transformé par les pays émergents
Pendant longtemps, le monde financier a paru faire exception à la montée en puissance inexorable des grands pays émergents. Alors même que la Chine est devenue la deuxième économie mondiale, les Etats-Unis et l’Europe concentrent encore l’essentiel des actifs financiers, des banques internationales, des lieux de décision en matière de régulation, ainsi que les deux principales places financières que sont Londres et New York. Mais la sphère financière ne peut être ainsi éternellement dominée par l’Occident, et la crise a brutalement accéléré la transition vers un monde financier multipolaire.
Depuis début 2009, la capitalisation boursière agrégée des institutions financières des pays émergents dépasse celle des banques américaines ou des européennes dans le top 100 mondial. Les banques chinoises sont tout en haut du classement depuis la fin 2007. Leur position relative s’est accrue non seulement du fait de leur propre croissance, mais aussi de la chute des cours boursiers et de la restructuration du bilan des grandes banques occidentales. Parallèlement, les centres financiers asiatiques comme Hong Kong ou Singapour ne cessent de se renforcer, les fonds souverains des pays émergents sont devenus des acteurs financiers majeurs, et ces pays génèrent désormais non seulement des flux d’épargne massif mais aussi, et de plus en plus, des actifs financiers négociables.
Il n’y a pas que les chiffres. La crise érode la capacité de l’occident à se poser en modèle. Des autorités de référence telles que la Réserve fédérale américaine ou la FSA britannique ont perdu de leur stature, sans parler de firmes jadis emblématiques comme Citi, Merrill Lynch ou Goldman Sachs. Par contraste, les autorités de surveillance chinoises, indiennes ou brésiliennes ont pour l’instant su maîtriser les turbulences dans leurs propres systèmes bancaires.
L’an dernier, plusieurs organismes mondiaux, notamment le comité de Bâle et le Conseil de la Stabilité Financière (Financial Stability Board) se sont élargis aux principaux pays émergents, ce qui à moyen terme transformera en profondeur leurs modes de travail.
La « désoccidentalisation » du monde financier n’est certes pas mécanique ou uniforme. Certains pays émergents présentent des symptômes de bulles financières ou immobilières. Plusieurs, dont la Chine, sont réticents à jouer un rôle actif dans des négociations internationales. La plupart manquent d’experts spécialisés, et leur niveau de développement financier reste souvent encore limité. Mais aucun de ces facteurs n’est de nature à inverser la tendance générale.
Cette transformation et ses conséquences ne sont pas acceptées par tout le monde. Certains occidentaux, y compris en Europe, donnent l’impression de ne pas vouloir trop y penser, et se focalisent sur la relation transatlantique comme si elle restait la seule importante. De leur côté, certains acteurs émergents sont tentés d’ignorer les responsabilités que leur nouveau statut leur impose à l’échelle mondiale. La rapidité des changements suscite la peur et la méfiance. Les occidentaux s’inquiètent du dumping réglementaire des émergents, tandis que ceux-ci craignent que certains efforts de rerégulation ne soient qu’une ruse pour leur imposer des barrières à l’entrée. Le risque et le soupçon de protectionnisme financier ne sont jamais très loin. Pour surmonter ces appréhensions, toutes les parties prenantes devront faire preuve de grandes capacités d’écoute et d’adaptation.
La dynamique de concurrence dans la finance est rendue spécifique par l’existence du risque systémique et le rôle de la régulation. Cela étant, la mondialisation ne condamne pas plus les acteurs établis au déclin dans la finance que dans d’autres secteurs. Nos institutions financières ne sont pas plus mal placées que d’autres pour développer leurs compétences, innover et réussir à l’échelle de la planète. Mais il est impératif que tous, notamment dans la sphère publique, reconnaissent et admettent les changements irréversibles qui affectent la géographie financière. Peut-être un acte symbolique fort, tel que le déménagement du Fonds Monétaire International ou de la Banque Mondiale vers l’Asie, pourrait-il accélérer cette prise de conscience. Une chose est sûre : l’Europe peut être fière d’avoir inventé la finance moderne, mais elle ne pourra pas compter sur des droits d’héritage pour être gagnante dans le nouveau jeu mondial.