« La surveillance des dirigeants par les actionnaires a disparu des grands groupes cotés »

L’économiste François Meunier observe dans une tribune au « Monde » que les meilleurs alliés des actionnaires pourraient bien être, paradoxalement, les représentants des salariés.

Tribune. Le capitalisme a profondément changé en trente ans. Détenir des actions dans les grandes sociétés cotées est devenu le fait d’une chaîne de gérants professionnels assez éloignés de la surveillance effective de l’entreprise. A actionnaires moins responsables correspondent des dirigeants moins « redevables » (accountable, dit-on en anglais).

Où trouver un contrepoids rendant son équilibre à l’entreprise ? La réponse pragmatique, faite de commodité et non d’idéologie, est de s’aider d’un autre acteur ayant un intérêt investi dans l’entreprise, les salariés.

 

Erreurs graves et répétées du management

Dans les années 1970, le mot d’ordre était la « valeur actionnariale », par lequel les actionnaires devaient retrouver leur mainmise sur le management Un lourd appareil de gouvernance s’était mis en place, avec une structuration plus forte du conseil d’administration. Puis le « private equity » est apparu, avec des actionnaires activistes qui, aidés de l’aiguillon de la dette, ont poussé les managers à s’intéresser davantage à la profitabilité.

Qu’en est-il plus de quarante ans après ?

On a certes rajouté un appel à une responsabilité sociétale de l’entreprise à l’appel à la profitabilité, plus présent que jamais. Quant à la surveillance, elle a disparu des grands groupes cotés. Jamais leurs dirigeants n’ont eu une telle latitude dans la conduite de l’entreprise ; et leurs salaires n’ont jamais été aussi hauts. Le recrutement s’y fait dans un cercle étroit de super-managers internationaux.

Les règles de gouvernance si sagement mises en place n’empêcheront pas le dirigeant de Persimmon Plc, un groupe britannique, de percevoir 107 millions de livres sterling (121 millions d’euros) en juin 2018, malgré des performances médiocres. Carillion Plc, britannique lui aussi, a pu accroître son dividende juste quelques mois avant sa mise en défaut, alors qu’il laisse un trou de 900 millions de livres (1,021 milliard d’euros) dans le fonds de pension de ses salariés.

Le choix de Lafarge, il y a quelques années, d’investir au Proche-Orient, fait certes partie du risque industriel qu’il faut savoir prendre. Mais les décisions en cascade qui ont suivi, jusqu’à piteusement remettre les armes à Holcim, témoignent d’erreurs graves et répétées du management, ce qui n’empêche pas l’ancien président de s’en sortir avec un « package » estimé par certains à 20 millions d’euros. Où étaient donc les actionnaires ? Où en sont les salariés, autrefois fiers de leur entreprise ?

 

Couches toujours plus nombreuses d’intermédiaires

Les règles mises en place seraient-elles erronées ? Non, simplement incomplètes. La réalité, c’est que l’actionnariat capitaliste est tout autre aujourd’hui qu’il y a quarante ans : il y a moins d’actionnaires individuels, et moins de contrôle dans les grands groupes. Des couches toujours plus nombreuses d’intermédiaires se sont intercalées : les gérants professionnels, les fonds de pension et maintenant la « gestion passive », c’est-à-dire des gérants ne visant qu’à répliquer les indices boursiers.

Quelle vigilance attendre de gérants chargés de suivre des dizaines de lignes d’investissement, souvent par des méthodes automatisées ? Eux-mêmes étant surpayés, comment peuvent-ils faire garder raison à un comité de rémunération qui doit fixer le « package » du dirigeant ? Comment résister à l’attrait d’une OPA qui assure une prime immédiate de 30 %, quand sa propre rémunération dépend de la performance à court terme ?

Viennent ensuite les agents d’agents, les « proxy advisors » qui font le travail des gérants car ceux-ci n’ont plus le temps de s’occuper de leurs votes en assemblée générale ; tandis que d’autres aident les dirigeants à rassembler suffisamment de voix sur leurs motions lors des mêmes assemblées. Autant de délégations en tiroirs qui diffusent une fausse responsabilité et ne sont pas des contrepoids réels à la direction de l’entreprise.

On ne peut guère attendre un retour en arrière dans l’actionnariat. Une transparence et une concurrence accrue restent utiles, mais ne suffisent pas à renforcer la vigilance. Il ne suffit pas de plaider, comme le fait régulièrement Larry Fink, président de BlackRock, pour plus de responsabilité sociétale ; il faut un ancrage institutionnel.

 

Vision passéiste d’un conflit entre capital et travail

C’est là que la logique profonde d’un pouvoir salarial accru trouve sa place. Car les salariés ont les yeux sur ce qui se passe dans l’entreprise, ils y travaillent, ils y demeurent plus longtemps que l’investisseur anonyme, ils sont mieux « éduqués ». Ils aident les dirigeants à résoudre les dilemmes qu’ils rencontrent entre croissance et rentabilité, entre long et court terme. Leurs administrateurs sont parmi les plus diligents dans les conseils.

L’Afep et le Medef s’opposent vivement à un plus grand pouvoir salarial. Ils acceptent un partage accru du profit, mais c’est pour ne pas être interpellés sur le partage du pouvoir – et à condition que l’Etat mette la main à la poche. Or, le partage du profit n’est rien d’autre qu’un mode particulier de rémunération, une sorte de prime collective. C’est d’un pacte différent avec les actionnaires qu’il s’agit. Nous n’en sommes plus à la vision passéiste d’un insurmontable conflit entre capital et travail.

Un temps politique opportun s’est ouvert en France pour prendre de nouvelles mesures : une place accrue des salariés au conseil des grandes entreprises ; un « conseil d’entreprise », au-delà du comité social et économique et proche de l’efficace Betriebsratallemand, comme le prévoient les récentes ordonnances ; un œil salarial dans les comités de rémunération et dans la désignation du dirigeant, dont ce dernier tirera une légitimité accrue ; un dialogue spécifique avec les administrateurs indépendants, dont la mission reste de défendre l’intérêt de l’entreprise dans son ensemble… Ce sera aux dirigeants de s’accommoder d’une responsabilité plus forte de ce nouvel acteur, base de nouveaux compromis.

Il faut que les investisseurs, dont les investisseurs institutionnels, sachent tirer parti de cet allié inattendu que sont les salariés, trop sous-utilisés aujourd’hui. Il en va sur la durée de la bonne marche des entreprises, et donc de la défense de leurs propres intérêts. Démocraties salariale et actionnariale se renforcent l’une l’autre.

 

Cet article a été initialement publié par Le Monde le 21 février 2018. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.