Le private equity et la Bourse

Les mises en Bourse de sociétés de private equity se poursuivent : Oaktree depuis le 11 avril, prochainement Carlyle, ceci après les mises en Bourse (très décevantes) de Blackstone, Fortress et Apollo. Étonnant, de la part de gérants clamant la supériorité d’un modèle dit précisément de « capital privé », non coté en Bourse.
Il faut voir là bien sûr la tentation de toute structure partenariale qui réussit : les dirigeants ont amassé dans la société de gestion un tel goodwill, et parfois un tel cash, qu’il est dommage pour eux de ne pas le réaliser en espèces à leur profit, même s’il faut pour cela mettre fin à l’esprit partenarial qui prévalait. Ce devrait d’ailleurs être une raison qu’aurait la Bourse de se méfier : il devient difficile voire impossible aux futurs gérants qui entrent dans la structure de prendre une part importante du capital, et donc des profits à venir. La seule façon d’attirer les plus talentueux d’entre eux ne viendra qu’en leur accordant des hyper-rémunérations, qui vont élever le point mort de la structure. Ce sera probablement le cas chez Carlyle dont les charges salariales représentent déjà, avant cotation, 40% du revenu (commissions de gestion ou fees ; et part de la plus-value – le carried interest –, une plus-value dont l’évaluation reste largement à la main du gérant1).
L’autre caractéristique de ces schémas est que le véhicule coté n’est que la société de gestion, et non les actifs industriels qu’elle manage, ceux-ci restant la propriété des fonds détenus par les investisseurs, dit limited partners. Que cherche donc l’investisseur dans la société de gestion cotée ? Il peut parier que cette société saura organiser sa mutation en société financière avec une palette de service large, une stratégie qui suit aujourd’hui Blackstone, avec Goldman Sachs en ligne de mire (autrefois un partenariat non coté). Pour l’instant, c’est une stratégie que la Bourse ne semble pas saluer. Et ce n’est pas le cas de la plupart des sociétés qui se présentent à la Bourse. Au fond, l’investisseur ne sert qu’à donner de la liquidité pour les partenaires gérants, ce qui n’est guère attractif.
KKR introduit un autre modèle : il fait coter un véhicule (PEI) dont le seul objet est de collecter des fonds pour financer des investissements qui resteront gérés à l’extérieur de l’entité, précisément par KKR. Le limited partner, investisseur dans un fonds privé auparavant, avec des contraintes sur la liquidité de son placement, devient un actionnaire disposant à tout moment – en principe – d’une liquidité immédiate. C’est pour lui un avantage indéniable, mais qu’il payera en cas de volatilité trop extrême du cours, décote de holding à la clé, interdisant à la société de lever d’autres fonds.
Plutôt que de se contenter de droits sur les fees et carried interest (schéma Oaktree) ou de droits limités à la propriété des actifs avec une gestion déléguée à un tiers (schéma KKR), ne vaut-il pas mieux qu’il détienne l’un et l’autre, c’est-à-dire d’une entité disposant à la fois du savoir-faire des gérants et de la propriété des entreprises sous investissement ? Cela limite les conflits d’agence et les erreurs d’évaluation.
Un tel schéma (Eurazeo en France) n’est pas contraire à l’esprit du private equity dont les caractéristiques de base restent : – des managers (des entreprises sous gestion) motivés en capital par le succès de l’entreprise ; – un cantonnement de chaque actif industriel sans recherche de synergies croisées souvent élusives ; – une dette localisée sur l’actif, à la fois pour aiguillonner le management dans l’optimisation du cash-flow et pour introduire une surveillance complémentaire en la personne du créancier ; et – des actionnaires, les financiers, fortement impliqués aux côtés du management, une implication qui manque trop souvent dans les sociétés cotées.
Allant plus loin, il faut s’interroger sur ce que deviendrait un tel modèle de private equity dans un contexte où les marchés de dette resteraient durablement moins actifs et moins liquides qu’avant la grande crise financière démarrée en 2008. Serait-il toujours possible de financer les actifs industriels via une dette « par en bas », c’est-à-dire localisé sur l’actif lui-même, plutôt que « par en haut » sur le fonds ou la société qui acquière ?
Le banquier ou l’obligataire pourrait en effet, dans un contexte de finance réprimée, préférer à une dette structurée sur un seul actif industriel, et donc portant pleinement le risque spécifique de cet actif, une dette mutualisée sur la totalité du portefeuille d’investissement ? La société d’investissement financerait chacun des investissements à partir de cette dette. Mais, me direz-vous, ce modèle existe déjà : il s’agit des anciennes holdings ou conglomérats industriels si décriés, genre Hanson Trust ou ITT, voire Générale des Eaux, que précisément les LBO des années 1980 ont aidé à démanteler.
Oui, mais ces modèles ne méritaient ni l’excès d’honneur qu’on leur attribuait à l’époque, ni d’indignité qu’on leur a prêtée ensuite : instaurant un marché interne du capital plutôt que de se reposer sur les marchés financiers externes, ils étaient parfaitement adaptés à une période de financements contraints. Si nous devions la retrouver, quelles qu’en soient les raisons, Bâle 3, crise des financements structurés ou autre, nous reviendrions ipso facto à ces schémas de holdings industriels. Certains, il faut le reconnaître, survivent avec succès : Berkshire-Hathaway en premier lieu (même s’il ne doit pas avoir besoin de beaucoup de financement par dette). D’autres, avec moins de bonheur (Vivendi ou General Electric, dont les cours ont baissé de moitié sur les cinq dernières années), ce qui illustre, private equity ou pas, que le cœur du cœur reste la qualité de la gestion industrielle. N’est-ce pas rassurant ?
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Finissant de rédiger, je tombe sur l’édito de David Barroux, des Echos du 27 avril : « La malédiction du conglomérat ».
Il indique que les conglomérats n’ont pas la cote auprès des boursicoteurs. Parce que « les marchés n’aiment pas ce qui est complexe et que les analystes préfèrent une valeur centrée sur une seule activité, un « pure player » facilement comparable à ses pairs. » Du coup, « vendre à la découpe un groupe plombé par une « décote de holding » est de ce fait en général créateur de valeur sur un plan boursier. » Sa conclusion : « Pour avoir du sens sur la durée, un conglomérat doit en fait impérativement prouver (…) qu’il existe de véritables synergies entre ses différentes branches. »
Pas d’accord ! Précisément, un conglomérat n’a pas à rechercher des synergies industrielles entre ses branches. Warren Buffett, par exemple, ne cherche pas à rendre ce service à ses actionnaires. Il élève séparément la carpe et le lapin, sans chercher d’improbables assemblages. Sa valeur ajoutée : faire des paris industriels, parfois permettre à ses actionnaires l’accès à des sociétés non cotées, c’est-à-dire ce qu’offre le private equity. Il y ajoute certes une centralisation du financement, et parfois, c’est le cas notoire de General Electric, la mise en place d’un marché interne du travail, ce qui est un atout non négligeable pour détecter et promouvoir les talents, en faisant passer les managers à potentiel d’une branche à l’autre.
On éclaire ainsi le conflit qui s’est déclaré au niveau du conseil d’administration de Veolia. La tradition « Générale des Eaux » (dont est issu Veolia) consistait à n’avoir qu’une centralisation limitée en laissant beaucoup d’autonomie aux branches. Si discutable qu’ait été son management, Henri Proglio restait dans cette ligne stratégique, conforme à l’idée conglomérale. Son successeur, Antoine Frérot, entend faire désormais un groupe plus intégré, plus « industriel », moins congloméral, ce qui suppose d’élaguer les branches présentant moins d’adhérence au reste des métiers.
Vos réactions
Merci pour votre analyse, je ne connaissais pas ce système de levée de fonds :
« KKR introduit un autre modèle : il fait coter un véhicule (PEI) dont le seul objet est de collecter des fonds pour financer des investissements qui resteront gérés à l’extérieur de l’entité, précisément par KKR »
Ce type de financement n’est pas courant il me semble ?
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