On se penche ici sur le sex-ratio à la naissance (SRN), qui mesure le rapport entre le nombre des garçons et celui des filles à la naissance. Comme on va le voir, il y a un peu de finance là-dessous.

La préférence pour les garçons s’accroît dans beaucoup de pays. Le SRN, qui se situe naturellement à 105, est monté par exemple à 112 au Vietnam, qui suit désormais l’exemple de l’Inde et de la Chine. Dans certaines régions de Chine, il atteint 130, et même 190 pour le second enfant dans les villages où il est  permis d’avoir un second enfant et quand le premier enfant est une fille. C’est pour partie l’effet de la politique de limitation des naissances à un ou deux enfants par famille. Récemment en Chine, les familles faisaient des enfants jusqu’à avoir un fils, puis utilisaient des techniques contraceptives par la suite, les garçons représentant la lignée, avec un rôle social et religieux important. En particulier, les garçons sont là-bas une sécurité pour les vieux jours des parents, alors que les filles iront plutôt à s’occuper de leurs beaux-parents. La rapide diffusion des instruments d’échographie rend plus rapide encore l’ajustement au nombre de garçons désiré, parce qu’ils rendent moins difficile, et parfois moins criminel, le contrôle du sexe des nouveau-nés. Mais il y a d’autres facteurs à l’œuvre que les politiques de limitations des naissances, à preuve l’Inde qui connaît une montée rapide de son SRN alors qu’elle ne pratique plus depuis longtemps ce type de politique : le SRN y est de 113 (et de 125 dans le Punjab). Même chose à Singapour, à Taiwan, au Pakistan, en Arménie, en Géorgie et en Azerbaïdjan où on enregistre même plus d’avortements que de naissances.

La sociologie – et aussi la finance – rentrent en jeu dès qu’on se pose la question : que va-t-il se passer dans 20 ou 25 ans, quand le manque de filles perturbera ce que les économistes, avec leur froideur habituelle, appellent le « marché matrimonial » ? Cela s’est déjà passé dans l’histoire, mais à l’inverse, lorsqu’une guerre importante provoquait une l’hémorragie de jeunes hommes. La Russie d’après 1945 (lire Soljenitsyne) ou la France d’après 1918 (comme le racontaient nos grand- ou arrière-grand-mères) ont dû s’adapter à ce déficit d’hommes : plus de célibataires femmes, un taux d’activité des femmes en hausse, des hommes mieux choyés, une différence d’âge accrue entre homme et femme au mariage (ça marche si la population croît, avec un petit raisonnement sur les intérêts composés !). Et pas forcément relèvement du statut de la femme, qui certes a d’un côté un taux d’activité et une autonomie financière plus grands, mais de l’autre plus de difficulté à entrer dans la vie maritale, gage de bon ancrage dans la société. Dans les sociétés moins structurées et moins riches que les sociétés occidentales modernes, c’était un facteur net de dégradation du statut de la femme, qui devenait un « objet » moins rare, dirait l’économiste.

Nous allons donc vivre en Asie les premières expériences historiques d’un déficit important de femmes en âge de se marier. En Inde, il paraît que cette pénurie est en train de fissurer le régime des castes : les hommes prennent des épouses de castes inférieures, chose impensable auparavant. On est en train de fabriquer des matriarcats en Asie ! Les femmes diront là-bas, selon le mot merveilleux de Françoise Sagan, « un homme fort ? Vous voulez dire musculairement ? » La seule référence historique qui me vienne à l’esprit est celle des pays d’Amérique latine au 19e siècle, qui connaissaient par le jeu d’une immigration principalement masculine un fort déficit de femmes. Le statut de la femme y a rapidement évolué, à preuve le fait qu’ils ont donné le droit de vote aux femmes plus rapidement qu’en France (qui, coïncidence, souffrait d’un déficit d’hommes).

Il y a aussi un équilibre par le jeu des prix. On tombe ici sur les théories économiques qui tentent d’expliquer le niveau des dots dans les sociétés, telles l’Asie ou l’Afrique où cette pratique demeure. (Elle a disparu récemment dans les sociétés européennes, sans doute sous l’effet de l’accroissement du patrimoine des ménages et donc de leur sécurité individuelle.) Gary Becker a été un des premiers à faire pénétrer dans le champ de l’économie la compréhension du mariage. Il relève que la dot est une sorte de prix du mariage, dont les variations sont révélatrices de raretés sur le marché matrimonial.

 

Le marché de la dot

Ici, mes excuses, il faut une précision technique. Dans la plupart des pays, Europe et Asie notamment, c’est-à-dire de tout temps la majorité de la population mondiale, la dot désigne la somme que les parents de la fiancée doivent verser à la famille du futur mari. Ce sont les filles qu’on dote, comme dans les pièces de Molière, et c’est la famille du garçon qui en profite. D’une façon curieuse, le mot de dot pour désigner la somme à payer pour obtenir l’épouse manque en français, preuve de la rareté de cette pratique. L’anglais dit bride’s price. Cette pratique vaut surtout en Afrique et dans les pays musulmans, de sorte que je parle ci-après de « dot à l’africaine » par opposition à la dot à l’européenne ou à l’asiatique. Il existe aussi la « douaire » (ou dower en anglais) par laquelle la famille de la jeune femme paie une somme au futur ménage, mais la met à disposition de la jeune femme comme assurance en cas de décès ou de départ du mari, chose fort utile quand l’espérance de vie était courte et que le décès du mari pouvait mettre en difficulté son épouse en charge d’enfants. On pourrait être surpris que la pratique qui domine historiquement soit un paiement pour faire partir les filles plutôt que pour les faire venir. On le comprend mieux en observant que les pays qui pratiquent la dot à l’asiatique connaissent une stabilité du mariage et une divorcialité moindre que les pays de dot à l’africaine. Il n’est pas exclu que les sociétés où on « achète » l’épouse confèrent aux hommes des droits accrus sur leurs épouses, en particulier un droit plus aisé de répudiation.

Il devrait suivre de cette analyse que les variations du SRN ne sont pas neutres sur le niveau des dots. Une hausse du SRN, provoquant à terme une pénurie d’épouses, accroît le prix de la dot (à l’africaine) et réduit le prix de la dot (à l’asiatique). Depuis peu, c’est ce qui advient en Inde. Le raisonnement économique marche ! On note aussi qu’y apparaissent, simultanément à des dots versées par la famille de l’épouse, des contre-dots pour paiement de la fiancée. De même, les hommes paient souvent très cher la venue d’épouses de pays étrangers, d’où la cote des femmes d’Europe de l’Est dans des pays comme la Chine ou même l’Inde. Deux économistes chinois ont récemment montré que les ménages chinois qui ont un (unique) garçon épargnent davantage que les autres, afin de pouvoir « doter » (et donc à l’africaine !) leur enfant à l’âge adulte et ainsi accroître son attractivité sur un marché du mariage devenu diablement plus compétitif1 !

 

Le sex-ratio et plus loin

On peut rire de cette petite fantaisie sur le cycle démographique hommes/femmes. Mais imaginons, comme le faisait dans les années cinquante ce grand auteur de science-fiction qu’est Robert Heinlein, qu’on puisse arriver à contrôler génétiquement les enfants que nous voulons, par exemple leur sexe bien sûr, mais aussi la couleur de leurs yeux, leur propension à telle maladie, leur nez retroussé ou droit, leur intelligence, etc. Cette perspective, avec le génie génétique, n’est plus trop de la science-fiction, n’est-ce pas ? De nouveaux horizons éthiques s’ouvriront. Devra-t-on appeler eugénisme ce qui procède du choix individuel des parents et non de l’autorité orwellienne d’un État totalitaire ? Y a-t-il davantage emprise sur la liberté individuelle des enfants à venir qu’aujourd’hui quand on leur choisit un prénom avec lequel ils devront vivre toute leur vie ?

Justement les prénoms ! On sait qu’ils vont et viennent. Les parents croient être originaux en appelant leur bambin Clara ou de Mathéo (le top de l’année 2009 paraît-il) juste pour s’apercevoir à la première rentrée de maternelle qu’il y en a une flopée. Eh bien, nous risquons fort alors de retrouver les mêmes phénomènes de cycle et de mode pour le sex ratio, la propension à avoir des blonds ou des brunes, etc. De même qu’il y a des prénoms qui meurent, verra-t-on s’appauvrir, pour le meilleur et pour le pire, le réservoir à gènes de l’humanité, comme par exemple les tâches de rousseur ou le daltonisme ? (Le gène de la connerie, rassurez-vous, n’est pas prêt de disparaître, comme le prouve ce billet !) On en sera à l’âge de la nouvelle Genèse, où l’humanité, devenue dans un vertige de liberté son propre créateur, « créera l’homme et la femme à son image » et pourra « voir si cela était bon ».

 

Nota : ce billet est déjà paru dans le Blog. Depuis lors, je me suis aperçu que le grand Thomas Schelling, prix Nobel d’économie et qui a fait faire des pas de géant à la théorie des jeux, évoquait déjà cette question. Voici la citation : “In the end, maybe, if there ever is an end, if the cycles are damped and the expectations stabilized, women may be « liberated » by scarcity value as the sex ratio moves in favour of male births. What else would parents do if each could make his minute contribution to the statistics of birth by exercising some genetic choice? Cycles in Christian names and the breeding of dogs suggest the amplitude of variation that these minute and private decisions could overwhelm us with.” (On the Ecology of Micromotives”, National Affairs, n° 25 – Fall 1971, article génial disponible sur Internet.)

1. Voir Wei, Shang-Jin  and Xiaobo Zhang, 2011, « The Competitive Saving Motive: Evidence from Rising Sex Ratios and Savings Rates in China », Journal of Political Economy, Vol. 119, No. 3, June, pp. 511-564.


François Meunier