Le QE sorti jeudi 22 de la BCE avait un argument contre lui : on voyait mal comment il arriverait à frapper la cible. Il rattrape ce défaut – et en cela a surpris les marchés – par la puissance du feu et son onde de choc. Il rappelle les B52 déversant leurs bombes sur les villes allemandes ou les forêts vietnamiennes plutôt que la frappe chirurgicale des missiles en Irak.

La cible est de « fouetter la bête », c’est-à-dire de relancer la demande en zone euro et faire progresser l’indice des prix.

Si l’on suit l’exemple des trois autres pays ayant recouru à cette arme (États-Unis, Royaume-Uni, Japon), son efficacité passe par trois canaux, le dernier avoué à voix basse :

  1. le canal des taux : faire baisser les taux longs et donc leur permettre de jouer sur la demande d’investissement ou de consommation de biens durables. La baisse des taux fait grimper aussi le prix des actifs, actions ou obligations, et donc entraine ce qu’on appelle des « effets de richesse ».
  2. le canal du crédit : permettre aux banques et autres institutions de se libérer de leurs expositions sur leurs États respectifs, et donc libérer de la place pour faire du crédit.
  3. le canal du change, les taux d’intérêt bas faisant fuir les investisseurs des zones dollar, livre, yen, etc. Cela fait baisser l’euro, avec un effet inflationniste sur les prix, positif sur la compétitivité et donc les exports.

Sur le premier effet, il y a quelques raisons d’être sceptique, les taux étant déjà très bas, et le financement de l’économie européenne étant au trois quarts bancaire, à la différence des États-Unis où le ratio est plutôt de un quart. Pour cette raison – le ratio marchés vs. banques dans le financement de l’économie, et aussi la nature du marché immobilier –, l’impact sur le patrimoine financier des ménages est bien moindre en Europe qu’aux États-Unis et l’effet de ce patrimoine sur la dépense bien moindre également. C’est une caractéristique malheureuse pour l’Europe quand les taux baissent, heureuse quand ils remontent. Aux États-Unis l’effet de richesse a joué à plein dans le domaine immobilier : le prix de l’immobilier y dépasse à présent son niveau pré-crise. Précisons : les patrimoines financiers vont s’accroitre, mais la redescente en pluie fine sur l’économie réelle sera faible. M. Piketty appréciera.

Sur le second, on peut laisser le bénéfice du doute. Le diagnostic semble quand même être que la faiblesse du crédit est davantage un phénomène offre que demande. De plus, racheter des obligations publiques ne libère pas beaucoup de fonds propres chez les banques, sachant que les emprunts d’État sont pondérés à zéro dans l’actif pondéré par les risques, le pivot de la règlementation bâloise sur la solvabilité bancaire ; de même, les emprunts d’État ont la même valeur que le cash du point de vue des ratios de liquidité.

Le troisième est le seul qui joue franchement aujourd’hui, avec la dégringolade de l’euro (aujourd’hui 23 janvier à 1,12 dollar pour un euro). Également, a contrario, avec la hausse du franc suisse : on s’aperçoit enfin que lorsqu’une banque centrale empêche sa devise de s’apprécier en la vendant sur les marchés, i.e. en achetant des titres libellés dans une devise étrangère, elle ne fait rien d’autre que du quantitative easing. (Notons que si on suit cette logique, il serait plus efficace d’acheter directement des treasury bonds américains.) L’effet change est bienvenu : il advient dans une période où les matières premières, le pétrole en premier lieu, chute considérablement. L’effet adverse sur la facture pétrolière est limité. De plus, il a tendance à favoriser les pays du sud de la zone euro, plutôt que disons l’Allemagne. En effet, ce sont des pays dont les exportations sont traditionnellement plus réactives à des baisses de prix, l’Allemagne montrant une forte inélasticité prix de ses exports. C’est une subvention aux secteurs exportateurs, plutôt des pays du sud, dont la France, payée par les consommateurs de l’ensemble de la zone, dont l’Allemagne. Cela ne marche bien-sûr que pour autant que les partenaires commerciaux de l’Europe ne réagissent pas en retour.

Au total, un canal marche à peu où l’effet du QE de la FED jouait à plein sur les trois canaux.

Mario Draghi a compris cela. Il compense par la puissance du jet. Près de 1,3 Tr€ engagé, c’est maousse ! Évidemment, il y aura des dommages collatéraux, notamment dans la distorsion sur les prix des actifs et par une extinction dangereuse de tout risque de crédit – et donc de toute surveillance – sous ce déluge de liquidités.

Notons que super-Mario a élégamment évacué un débat totalement vain, de savoir si le risque de défaut sur les titres achetés (au prorata par pays des participations au capital de la BCE, c’est-à-dire des PIB de la zone euro) devait être porté par la BCE elle-même ou bien par la banque centrale nationale concernée.

Il a retenu une cotte bien taillée : 80% sur les bilans nationaux, 20% sur le bilan central, fédéral j’allais écrire, lapsus signifiant bien la nature (honnie pour les Allemands) de quasi « eurobond » que pouvait avoir une opération de plein transfert des risques souverains nationaux au niveau européen.

Pourquoi ce débat est-il vain ? Parce qu’on est dans le domaine conjoncturel et les États à court terme ne vont pas faire défaut, surtout en liquidité surabondante. On sortira par effilage (tapering) du QE européen d’ici deux ans ; on n’est donc pas en train de faire de l’eurobond qui se cache. L’essentiel dans cette affaire, c’est que le B52 soit rempli à bloc. C’est le cas.