Le sauvetage de l’Irlande : un désastre pour l’Irlande, un mauvais présage pour l’euro
Malgré le plan de sauvetage européen, les spreads irlandais ne baissent pas et la contagion se poursuit. Voici ce qu’en dit Barry Eichengreen, l’un des économistes les plus réputés au monde en matière d’économie internationale. Par myopie et parce qu’ils prennent leurs rêves pour des réalités, les dirigeants de l’Union européenne et de l’Allemagne ont mis sur pied un programme de sauvetage irlandais qui est non seulement impraticable sur la durée mais aussi intolérable politiquement à court terme. La zone euro ferait mieux de tenir prêt un Plan B pour le jour où le nouveau gouvernement irlandais rejettera le programme et imposera une décote sur la dette souveraine irlandaise.
Le plan de sauvetage irlandais finalisé au début décembre est un désastre. Assurément la Commission européenne, de la BCE et du gouvernement allemand ne ratent jamais une occasion d’aggraver les choses.
Cela me fait de la peine de dire cela. Je suis probablement l’un des économistes le plus pro-euro de ce côté-ci de l’Atlantique. Ce n’est pas que je pense que la zone euro est une union monétaire parfaite, mais simplement qu’une Europe avec une vingtaine de monnaies nationales serait moins stable encore. Je crois aussi profondément dans le grand projet européen. Mais je crains d’avoir à repenser ma position à la suite de ce pitoyable échec de l’UE et des dirigeants allemands.
Repousser une question de solvabilité, c’est la rendre insoluble
Le « plan irlandais » ne résout strictement rien : il ne fait que pousser la boule de neige un peu plus loin. Une dette publique qui atteint maintenant les 130% du PIB n’a pas été réduite d’un seul centime, pas plus que la charge d’intérêt que l’État irlandais devra assumer, sachant le taux de 5,8% qui est attaché au prêt international.
Selon l’accord, en plus des intérêts, il va falloir commencer de rembourser le principal dans seulement deux ans. Dès cette date, l’Irlande transférera, année pénible après année pénible, près de 10% de son PIB comme « réparations » aux obligataires.
Le retour de bâton populiste
Ce n’est pas soutenable politiquement, comme l’a montré l’expérience allemande des réparations de guerre de la Première guerre mondiale. Un retour du populisme est inévitable. La Commission, la BCE et le gouvernement allemand ont dégagé la scène pour une situation où le nouveau gouvernement irlandais, quand il sera formé en début d’année prochaine, rejettera le budget négocié par son prédécesseur. Est-ce que M. Trichet et Mme Merkel ont un plan B pour cela ?
Un plan de sortie fait de coupes sur les salaires est impraticable
La situation économique n’est pas davantage soutenable. On demande à l’Irlande de réduire les salaires et les coûts. Elle doit s’engager dans une « dévaluation interne » parce que l’option traditionnelle de la dévaluation externe n’est pas disponible quand un pays ne dispose plus de sa monnaie nationale.
Mais plus elle réussit à réduire les salaires et les coûts, plus lourde sera la charge de la dette dont elle hérite. Les dépenses publiques devront être alors réduites davantage. Les impôts devront monter encore plus haut pour servir la dette du gouvernement et de ses protégées que sont les banques.
Ce qui implique un nouveau coup de dévaluation interne, qui, à son tour en un cercle vicieux, alourdit encore la dette. C’est le phénomène de la « déflation par la dette » sur lequel l’économiste Irving Fisher a écrit un célèbre article au nadir de la Grande Dépression.
Qu’aurait-on dû faire ?
Pour qu’une dévaluation interne marche, il faut donc que le poids en euros de la dette se réduise. Ceci aurait pu être particulièrement simple dans le cas irlandais.
Une ligne rouge brillante aurait pu être tracée entre cette partie de la dette publique qui garantit les obligations des banques (en gros un tiers du total), et le solde.
A partir de là :
– Le tiers qui représente les dettes des banques aurait été restructuré,
– Les obligataires de cette dette se seraient vus offrir 20 centimes sur chaque euro, en supposant que les banques irlandaises gardent encore une certaine valeur,
– Et si ces banques devenaient insolvables, la dette obligataire pourrait – devrait – être effacée.
La dette publique irlandaise aurait ainsi pu culminé à environ 100% du PIB et le programme irlandais aurait eu une chance de marcher. Tel qu’il est, il devra être revu, peut-être dès l’année prochaine. Les investisseurs le savent, ce qui explique pourquoi les spreads irlandais n’ont qu’à peine bougé.
En fait, c’est exactement la politique que le FMI, qui au moins sait faire des additions, a recommandé tout au long de la semaine [qui a précédé le plan]. Mais le FMI a été incapable de se faire entendre face aux objections de la Commission, de la BCE et du gouvernement allemand.
Pourquoi ces erreurs ?
On peut interpréter l’intransigeance du gouvernement allemand et de ses alliés à la Commission de deux manières :
– Soit ils ne comprennent rien ni en politique ni en économie. Comme Talleyrand le disait des Bourbons, « ils n’ont rien appris et ils n’ont rien oublié ».
– Soit plutôt, l’exécutif allemand – et aussi français et britannique – a une peur bleue de ce que la restructuration de la dette bancaire irlandaise peut impliquer sur leur propre système bancaire.
Si cette seconde interprétation est correcte, la réponse appropriée n’est pas de prêter à l’Irlande – d’empiler un peu plus de dette sur la dette existante –, elle est de capitaliser comme il le faut les systèmes bancaires français, allemand et britannique, de façon à ce qu’ils puissent supporter l’inévitable restructuration irlandaise.
Mais les dirigeants européens ont peur non seulement de révéler l’état exact de leurs banques mais aussi de leur opinion publique qui ne veut pas entendre qu’on injecte davantage d’argent public dans les banques. Il est plus sage, selon eux, de pousser la boule de neige un peu plus loin dans l’espoir d’une bonne nouvelle – par exemple le fameux « coup de chance » des Irlandais.
Comme le disait John Maynard Keynes – qui connaissait bien le sujet des réparations –, bien diriger implique de savoir « dire la vérité sans prendre de gants ». Les événements récents montrent que de tels dirigeants n’existent pas dans l’Europe d’aujourd’hui.
Publié sur le blog du Handelsblatt et sur le site Vox-Eu le 3 décembre 2010.