Le rapport présenté récemment par le Sénat fait grand bruit : l’Etat ferait appel de façon exagérée et incontrôlée aux cabinets de conseil. Il est frappant de constater que sur les 380 pages qui composent ce rapport, à aucun moment celui-ci ne s’interroge sur l’origine de ce besoin de conseil.

Il convient d’abord de rappeler que les prestations de conseil se développent au fil des années dans l’ensemble de l’économie, et que la part du marché public y est inférieure à 10 %. Si les entreprises font de plus en plus appel à des intervenants externes, sensiblement plus coûteux que leurs propres collaborateurs, c’est qu’elles y trouvent en général leur compte et que les frais supplémentaires sont plus que compensés par des gains en part de marché ou en efficacité. La révolution digitale et la contrainte climatique obligent en outre les organisations à se transformer. L’œil extérieur s’appuyant sur une expérience diversifiée est une des méthodes reconnues pour apporter une vision nouvelle et disruptive souvent bienvenue aujourd’hui.

La Fonction Publique est particulièrement concernée par cette problématique, à un moment où chacun reconnaît que son organisation et ses méthodes restent en arrière des besoins de la population. Le rapport du Sénat prend plusieurs exemples de missions de conseil pour lesquelles, selon lui, l’Etat n’en a pas eu pour son argent. Sans préjuger de la qualité de ces travaux sur le fond, ce que le rapport ne fait d’ailleurs pas, ni porter une appréciation sur leur prix, nous pouvons nous intéresser aux thèmes retenus.

 

La Justice : une famille repliée sur elle-même ?

Une première mission placée en exergue par le Sénat porte sur la préparation des Etats généraux de la Justice dont les objectifs portaient sur la qualité de service, sur la recherche d’un meilleur fonctionnement de l’institution « pour une Justice plus rapide et plus efficace ». Si l’on se réfère simplement aux délais de jugement, qu’ils soient d’ordre civil ou pénal, il est indubitable que cette administration a besoin d’être réformée. Elle est composée, dans son management comme dans la production de jugements, de magistrats essentiellement recrutés à l’âge de 20 ans dans une école qui leur est spécialement dédiée – l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM)-. Les magistrats français, dont la carrière évolue ensuite dans les tribunaux des territoires et dans l’administration centrale de la place Vendôme, passent toute leur vie adulte, étudiante puis active, avec des collègues et camarades de discussion tous issus du même moule, n’ayant l’expérience que d’une seule organisation, ne voyant du fonctionnement d’autres types d’entreprises que l’image provenant des dossiers qu’ils jugent. En face de ce constat, faire appel à une vision externe afin d’apporter des idées nouvelles dans le fonctionnement de la Justice ne paraît pas choquant !

 

La gestion : un métier à part entière

Le Sénat traite ensuite de l’intervention des cabinets de conseils dans la logistique des produits rendus nécessaires par l’épidémie de Covid 19 (masques, tests, vaccins). Sans s’appesantir sur la faible expérience des administrations de la Santé dans la logistique de masse, venons-en plus généralement à l’apport du conseil externe dans cette activité. Le secteur de la santé est en effet en crise depuis de nombreuses années, bien que la France soit, après l’Allemagne, le pays européen qui lui a consacré le plus d’argent (11,1 % du PIB en 2019 (*)). Le principal reproche entendu est celui de la mauvaise gestion que ce soit du nombre des médecins ou des finances.

Pourtant la France, depuis près de 70 ans, possède une spécificité inconnue ailleurs dans l’ensemble des pays développés : celle de former ses gestionnaires dans une école spécialisée, l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP). Comme pour l’ENM, les futurs directeurs d’hôpitaux sont recrutés lors de leur cursus universitaire. La similitude s’arrête cependant à ce stade car la « production » du secteur médical relève elle, bien entendu, d’une autre formation. Cette situation conduit d’ailleurs certains à proposer que les hôpitaux soient dirigés à l’avenir par des médecins, en tant que « sachants ». Ce serait oublier que la gestion est une spécialité à part entière qui demande de l’expérience : à ma connaissance, aucun des présidents d’Air France n’avait de brevet de pilote de ligne. La solution à la crise du système de soins doit donc plutôt être recherchée dans une nouvelle organisation et la vision externe peut là encore y contribuer valablement.

 

Recourir aux corps d’inspection ? Une fausse solution

Une des propositions du rapport du Sénat est de « cartographier les compétences dans les ministères et élaborer un plan de « réinternalisation », pour mieux valoriser les compétences internes et moins recourir aux cabinets de conseil ». On pense aux corps d’inspection qui existent dans la plupart des ministères et dont les plus prestigieux sont l’Inspection des Finances et l’Inspection Générale des Affaires Sociales. Ceux-ci sont en effet souvent utilisés pour examiner des sujets d’ordre politique au sens noble du terme : quelle retraite pour les Français, quel rôle pour l’Etat dans le domaine culturelle ou social, etc… Dans les exemples retenus par le Sénat, il ne s’agit pas de définir une politique mais d’améliorer le fonctionnement de l’administration.

Ces corps, créés le plus souvent sous le Premier empire ou sous des régimes antérieurs, avaient pour mission originelle de s’assurer de la bonne exécution des directives ministérielles dans chacun des services et bureaux du territoire national. Avec le temps, le passage par un corps d’inspection pouvant souvent constituer un accélérateur de carrière, les meilleurs élèves ont demandé à y être affectés à la sortie de l’ENA. Mais avoir une tête bien faite ne remplace pas les expériences extérieures nécessaires en ces temps de transformation rapide des organisations.

Les plus grands groupes privés, français ou étrangers, qui ont longtemps privilégié la promotion interne, veillent maintenant à mâtiner celle-ci de deux nouveaux types de recrutement : le recours à des conseils externes et l’embauche de compétences acquises chez des concurrents, des fournisseurs ou des clients. L’administration française ne pourra pas éviter de suivre le même chemin.

 

(*) INSEE- Statistiques et Etudes – Dépense courante de santé dans l’Union européenne – janvier 2022