Ronald Coase est l’économiste qui a fait faire, à l’occasion d’un célèbre article écrit en 1937, un pas en avant significatif dans la compréhension de ce qu’on appelle « les limites de l’entreprise », c’est-à-dire : où s’arrête le domaine du contrat commercial pour réaliser une activité économique, où commence celui d’une entreprise réalisant en son sein cette activité, en se passant de formalisme contractuel.

Coase écrivait peu mais bien. Un second article, The Problem of Social Cost écrit en 1960, allait modifier fortement la compréhension qu’avaient les économistes des externalités, mot par lequel on désigne les dommages (si l’externalité est négative) liés à une activité économique non exprimés par un prix contractuel, par exemple la pollution d’une rivière que peut faire une usine et qui n’est pas intégrée par elle en coût et répercutée dans ses prix de vente. C’est ce qu’on appelle désormais, un peu exagérément, le « théorème » de Coase.

Ces seuls deux articles justifiaient amplement le Prix Nobel qui lui a été attribué en 1991.

Que dit le théorème en résumé ? Il n’est pas toujours nécessaire d’établir un « marché » fictif (sous la forme de taxe ou de quotas – on pense ici à la taxe carbone ou aux permis d’émission) quand on détecte une externalité. Des solutions décentralisées contractuelles peuvent faire le travail.

Un exemple

Prenons le cas d’un hôtel avec vue sur mer, placé devant un terrain constructible détenu par un promoteur qui veut y bâtir un immeuble captant la vue sur la mer au détriment de l’hôtel. Il y a perte de valeur pour l’hôtel et création de valeur pour le promoteur. Prenons aussi, cas réel étudié par Coase, l’exemple d’un médecin qui achète une villa près d’un fabricant de confiseries et installe son cabinet au fond du jardin. La fabrique fait du bruit avec ses machines et ceci depuis des générations. Le médecin se plaint du bruit au bout de quelque temps et finit par porter le cas en justice. De façon surprenante pour la morale, les juges ont donné raison au médecin.

Coase argumente que le verdict des juges est indifférent. Si les acteurs sont rationnels, l’activité qui demeurera sera celle dont la valeur économique au regard des prix de marché est la plus forte. L’externalité sera corrigée au mieux de l’intérêt collectif sans qu’une réglementation spécifique soit nécessaire. Si la perte subie par l’hôtel est de 5 M€ alors que le profit du promoteur est de 3 M€, il y a toujours un arrangement univoque possible. Soit le juge donne raison à l’hôtel et tout rentre dans l’ordre : l’hôtel garde ses 5 M€. Soit il tranche en faveur du promoteur, et le propriétaire de l’hôtel pourra toujours, après procès, offrir au promoteur un dédommagement compris entre 3 et 5 M€ pour le dissuader de construire. Dans les deux cas, l’immeuble ne sera pas construit. Si le gain du promoteur est de 8 M€, dans les deux cas, l’immeuble sera construit.

L’optimum est toujours atteint. Bien entendu, le résultat n’est pas le même pour la poche du promoteur ou de l’hôtelier, mais ceci à nouveau est indifférent pour l’affectation des ressources de l’économie et le développement urbain. Le promoteur, plus riche du dédommagement au cas où il abandonne son projet, placera les fonds, par le même type de raisonnement, à l’usage le plus efficace pour l’utilisation des ressources collectives.

En clair, à rendre universel le verdict de ce théorème, il n’est pas besoin d’une réglementation imposée d’en-haut pour corriger les externalités et faire qu’elles soient intégrées par les agents économiques et ainsi évitées.

Cela choque, mais chercher la petite bête à ce raisonnement n’est pas si commode. On voit toutefois trois sortes de critiques : un, le résultat ne prend pas en compte les coûts de transaction, deux, les externalités globales et trois enfin, les incitations.

Si l’accès à la justice est coûteux pour l’hôtelier, disons plus coûteux que 2 M€, il peut fort bien renoncer à son cas et laisser construire l’immeuble, en dépit de la perte de valeur pour lui et pour la collectivité. Rien ne dit non plus que la prestation judiciaire se fera au prix économique véritable de collecte de l’information sur le cas jugé. La législation peut être biaisée en faveur du résidentiel plutôt que de l’hôtellerie. De plus, les arrangements à la Coase sont possibles, mais entre des parties qui détiennent à peu près le même poids de négociation, comme l’hôtelier et le promoteur de l’exemple précédent. Mais pas en cas de rapport de force déséquilibré, quand ceux qui subissent le dommage n’ont pas les moyens d’assumer les coûts de transaction ou bien sont dispersés et ne subissent chacun d’eux qu’un préjudice minime, un cas relevant du paradoxe de l’action collective.

Ce qui oblige à traiter des externalités globales : pour prendre un autre exemple, si la qualité scolaire du lycée du quartier se dégrade fortement, quelle est la contrepartie pour les propriétaires qui habitent dans la zone et qui voient la valeur de leurs biens baisser, en dehors du dommage scolaire que subissent leurs enfants ?

Enfin, une dernière invalidation est ce qu’on appelle l’aléa moral. Si moi promoteur je sais que l’hôtelier est prêt à me payer entre 3 et 5 M€ pour m’expulser du terrain que je compte acheter, alors j’achèterai le terrain et ferai chanter l’hôtelier (ce qui suppose un propriétaire du terrain assez sot – dans le monde assez cynique que décrit Coase – pour me le vendre sans valoriser en premier le potentiel de chantage). Le cas d’un aéroport proche d’une métropole est un tel exemple. Le plan d’occupation des sols interdit en théorie de construire dans la zone sensible au bruit autour de l’aéroport. Mais cette règle est érodée au fil du temps par les communes voisines qui veulent toucher de la taxe foncière et d’habitation. Les villas se pressent dans la zone de bruit, achetées à bas prix en raison de la nuisance. Et quand leurs habitants sont en nombre suffisant, ils constituent des associations de défense pour attaquer l’État, l’aéroport ou les compagnies aériennes au nom de la lutte contre la pollution sonore. S’ils gagnent, soit l’aéroport déménage et le prix du foncier s’accroît, soit ils empochent l’équivalent monétaire de la nuisance. Mais la collectivité peut y perdre si le juge prononce le déplacement de l’aéroport alors que ce dernier était optimum au regard de l’aménagement du territoire. On a failli voir cela avec l’abandon de l’aéroport de Nantes au profit d’un projet à Notre-Dame des Landes.

Ici, l’arrangement privé, par l’intermédiaire de la justice, n’est pas forcément optimum.