La revue Esprit, dans son numéro de septembre 2017, publie un article de ma part sur le travail détaché. C’est sous l’angle moral que j’aborde la question. On dit : « à travail égal, salaire égal ». Pourquoi ce beau mot d’ordre ne vaut que pour des biens et services produits dans le même espace politique (un pays) et non pas pour les biens et services qui proviennent de l’importation ? Se poser la question donne une couleur très différente au débat.

 

Le conflit sur le statut du travail détaché touche au cœur du projet européen. Une façon d’aborder le débat, dans sa dimension morale, est de revenir au principe « à travail égal, salaire égal ». Et pour cela, regardons deux situations presque fictives : celle où la Pologne, disposant d’un travail peu cher, produit des pommes pour les exporter en France, et celle où des travailleurs polonais détachés viennent dans des pommeraies françaises pour y produire des pommes françaises. Le travailleur détaché garde ici exactement les conditions de travail, de rémunération, etc., qu’il connait en Pologne[1].

Du point de vue des consommateurs français, rien de changerait, à supposer une qualité égale des pommes, des coûts de transport identiques, etc. Le sort des travailleurs français resterait également le même, du moins dans un premier temps de réflexion. Que les pommes soient importées ou produites localement, ce sont des travailleurs polonais qui feront le travail. Le travailleur français est évincé dans un cas parce son entreprise perd le marché ; dans l’autre, plus directement, parce que le travailleur polonais le remplace à son poste de travail. Seul peut-être le dernier acteur, le propriétaire de la pommeraie française, n’est pas dans une position identique : il préfère employer le travailleur polonais plutôt que perdre son marché – à moins qu’il ait les moyens d’investir en Pologne pour exporter à bas coût en France.

Si l’on met de côté cette dernière réserve, est-il globalement neutre de consommer des pommes par importation de pommes ou par importation de services de travail ? La réalité le dément, bien entendu. L’importation de services de travail, sauf à aligner les conditions dans lesquelles il s’effectue, heurte fortement notre sens de l’équité. Un élément moral important est à l’œuvre qu’analyse bien Michael Sandel dans son livre sur les limites du marché[2]. C’est la proximité des sorts qui fait que nous n’acceptons pas des traitements différents. Les législations imposent donc le principe « à travail égal salaire égal », mais, il faut le noter, parce que le travail est exécuté dans le même lieu ou dans une même communauté politique. En quelque sorte, au motif qu’il est effectué à deux mille kilomètres de là, ou dans un pays différent, un travail égal perdrait son exigence d’égalité de salaire. Ce qui ne semblait, dans un pur raisonnement de marché, qu’une question de distance change de nature et devient un sujet de principe.

Un ressort psychologique puissant explique cette position : le sort de la personne « sous mes yeux » me touche davantage que celui de la personne au loin. Elle provoque plus facilement envie et ressentiment, ou en sens inverse compassion. C’est en cela que le travail détaché sans stricte identité de statut recèle un fort potentiel de conflit. Cela ne joue d’ailleurs pas de façon univoque : il est connu que les patrons délinquants qui fraudent la législation locale du travail via le travail détaché s’attachent souvent à faire tourner rapidement le personnel détaché qu’ils emploient, pour éviter que se recréent des liens de solidarité entre les nouveaux venus et le personnel en place.

Thomas Schelling, concepteur de la théorie des jeux, précise le problème moral en présence quand le sort des gens est commun et les conditions diffèrent. Il le fait en prenant l’exemple, a priori éloigné, du Titanic. Les canoés de sauvetage n’étaient prévus initialement que pour les voyageurs de première classe qui dans leur billet avaient implicitement payé pour l’assurance vie complémentaire que leur offrait le transporteur en cas d’accident. Pourtant, il était intolérable qu’on ait pu donner priorité aux premières classes pour échapper à la mort. Le « sous les yeux des autres » a joué. Il aurait été mieux toléré moralement qu’il y ait eu deux classes séparées de navires pour traverser l’Atlantique : les uns très chers, offrant toutes les garanties ; les autres, bon marché et moins sécurisés. Même cela est rejeté aujourd’hui : des normes de sécurité uniques sont imposées à tout transport collectif, qu’il soit haut de gamme ou économique, et on rejetterait le mauvais substitut que serait la seule obligation de pleine transparence auprès des clients sur les risques encourus.

Un marché dynamique du travail permet-il de réduire le sentiment d’iniquité ? Sans doute, puisqu’alors les travailleurs circulent plus aisément et ont moins à se soucier des gens qui les remplacent, directement ou pas. Mais pas complètement, comme en témoigne la situation de l’Allemagne, pays qui souffre davantage d’un manque de main d’œuvre que du chômage. Pour limiter le coût du travail tout en laissant un bon niveau de vie à sa population, le pays s’appuie de façon délibérée sur son hinterland à l’Est, avec une grande fluidité dans le recours au travail détaché. La montée d’un populisme assez extrême, avec notamment l’AfD (Alternativ fur Deutschland), montre que d’autres facteurs que la rareté des emplois sont à l’œuvre. Les communautés de travail se sentent ici aussi menacées.

En quelque sorte, le « doux commerce » cher à Montesquieu serait d’autant plus doux qu’il masque, qu’il intermédie, les effets de distorsion sociale qu’il peut avoir dans certains cas. D’autant plus doux aussi qu’il concernerait des biens plutôt que des services, parce ces derniers circulent davantage avec les hommes et les femmes qui les rendent. Une prestation bancaire ou de transport, pour prendre des exemples polaires, sera rendue respectivement depuis Londres ou Prague, mais dans les deux cas avec des salariés qui se déplacent dans le pays acheteur.

Une communauté politique s’attache à réduire au maximum ces asymétries. On adoptera un Smic unique sur le territoire ; on poursuivra un principe d’équité territoriale en donnant accès à une même offre de services publics à la population où qu’elle soit. Mais on ne sait pas bien comment appliquer ce principe dès lors qu’une frontière politique est franchie. Les normes de justice s’exportent – ou s’importent – mal. Rawls s’est fortement attaché à la fin de sa vie à poser des principes de justice à un niveau international, de son propre aveu sans grand succès. Certains marxistes autrefois tentaient d’élargir le concept d’exploitation au commerce international, en parlant d’« échange inégal », c’est-à-dire d’un travail égal et pourtant inégal. Le fait peut exister, mais sa mise en concept n’a guère prospéré.

Le débat est posé crûment dans cette communauté politique en devenir qu’est l’Europe. (Elle l’avait longtemps été au sein des communautés nationales, quand l’exode rural massif provoquait l’hostilité du mouvement ouvrier contre la division et la perte de salaire qu’elle entraînait pour les gens en place.) D’autant plus crûment, à nouveau, que nos économies, y compris celles des pays de l’Est européen, sont davantage tournées vers les services et moins vers la production de biens.

Et comme souvent, l’argument moral se retourne. La Pologne ou la Roumanie, par exemple, ne s’en privent pas. Les pays européens du Nord-Ouest, pour simplifier la géographie, disposent depuis longtemps d’une économie diversifiée, à haute productivité, avec des effets de réseau et d’agglomération puissants. Et donc de niveaux de salaire et de protection sociale importants. Il est très difficile aux pays du Sud et de l’Est de les rattraper sans user de leurs avantages propres, dont un des principaux, si l’on peut dire, est de « bénéficier » d’un niveau de vie et de rémunération moindres. Et ainsi développer leurs industries de main d’œuvre, dont les services, qui en tirent parti[3]. Préfèrerait-on que l’exode de main d’œuvre se fasse de façon désordonnée, à l’instar de ce qu’on observe concernant les personnels soignants formés dans les universités de l’Est qu’on accepte bien volontiers à l’Ouest ? Voudrait-on qu’il y ait au sein de l’Europe la même polarité dans le développement productif qu’on constate par exemple entre le Massif central et l’Ile-de-France ?

Il s’agit donc de de trouver un compromis, prenant en compte les contraintes des uns et des autres. Il est impossible, sauf à dissoudre l’Union, d’empêcher la circulation du service de travail, surtout si elle est organisée par des entreprises établies à l’Est. Il est impossible en retour, sous la même menace, d’empêcher que des mesures strictes – et par force dommageables à une bonne circulation des personnes – soient prises dans les pays de l’Ouest pour que leurs entreprises ne fassent pas de cette facilité un instrument de leur politique de main-d’œuvre. La lutte contre la fraude est le lieu de cet accord à rechercher, en acceptant la part d’effets négatifs qu’elle entraînera à l’Est si on la veut efficace.

Le rôle des États, et de la Commission européenne, est d’aider à traverser cette phase qui doit être transitoire : déjà certains pays de l’Est ressentent violemment un manque de main d’œuvre, pas uniquement pour un motif démographique, mais parce que les écarts salariaux sont ressentis tels avec l’Ouest, par des jeunes qui ont des aspirations identiques à celles connues à l’Ouest, qu’ils quittent le pays.

 

[1] L’actuelle directive sur le détachement intra-européen est beaucoup plus restrictive : les conditions de travail, dont le salaire, y sont par principe celles du pays d’accueil. Fait exception la couverture sociale, qui reste celle du pays d’origine, un point que le projet de directive européenne en cours de discussion entend supprimer.

[2] Michael Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Paris, Seuil, 2014.

[3] Il y a dans le monde des stratégies de développement basées fortement sur l’exportation temporaire de main d’œuvre. En témoignent les Philippines, spécialisées dans l’exportation de services domestiques, que l’État encourage, avec un ministère dédié.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 21 septembre 2017.