On rappelle ici un fait trop souvent oublié par les pronostiqueurs sur le dollar : la politique des autorités chinoises de maintenir à tout prix une parité basse du yuan par rapport au dollar exerce un effet… à la hausse du dollar. Le constat du déficit structurel de la balance courante américaine ne doit pas pousser à conclure trop rapidement que le dollar est promis à une chute sévère vis-à-vis de toutes les monnaies hors yuan. Le jeu quadrangulaire entre les devises mondiales (pour simplifier, yuan, dollar, euro et toutes les autres réunis) introduit un élément haussier fort.

Le yuan chinois se traite à 6,83 yuans pour un dollar depuis 18 mois, quand le FMI indique un taux de 3,60 pour une bonne parité. Les émissaires des pays occidentaux se succèdent à Pékin pour pousser les responsables chinois à réévaluer leur devise par rapport au dollar. Avec peu d’efficacité jusqu’à présent. Que les envoyés européens qui y sont actuellement (Jean-Claude Trichet, président de la BCE, Joaquin Almunia, l’ancien commissaire aux affaires économiques, et Jean-Claude Juncker, le président de l’Eurogroup) s’y soient cassé les dents n’étonne pas, même si la manière des Chinois a été particulièrement déplaisante. Mais l’échec répété des Américains est plus blessant pour eux : il est loin le temps (le début des années 1970) où les États-Unis avaient forcé le Japon et l’Allemagne à réévaluer leur monnaie en agitant la menace de l’imposition de droits de douane à 100% !

Il va de soi qu’un yuan rivé au dollar empêche l’ajustement monétaire normal, à savoir une dépréciation du dollar contre le yuan qui restaurerait la compétitivité des entreprises américaines à l’export et sur le marché domestique, et au contraire réorienterait la production chinoise vers le développement de la demande interne. L’énorme montant de dette que le gouvernement fédéral pousse devant lui et les bas taux d’intérêt y conduiraient naturellement. Et l’appréciation du yuan par rapport à l’euro qui s’ensuivrait aurait un effet expansif sur les industries européennes qui subissent aujourd’hui le choc de la compétitivité chinoise. L’effet le plus nocif du yuan surévalué porte sur les économies en développement qui sont directement ou indirectement dans la zone dollar et dont les industries fragiles ne peuvent résister (cas du Mexique ou de l’Afrique du Sud) ; et plus encore de celles qui sont indirectement dans la zone euro (cas du Maghreb, de la Turquie ou des pays de l’Europe de l’Est non encore partie prenante à l’euro). Au fond, la Chine, pour des motifs purement internes, empêche ces pays de suivre la trajectoire qui a été la clé de son développement, à savoir la mise en place, avec l’aide du capital étranger, d’industries exportatrices à fort contenu en main-d’œuvre. Et cette politique est d’autant plus vaine qu’il y aura un jour ou l’autre le « day of reckoning » où la vérité des parités monétaires devra jouer. Le temps où la Chine pesait d’un poids marginal sur l’économie mondiale est révolu. Elle ne peut plus poursuivre sa voie de développement sans en mesurer les conséquences sur les autres économies.

Mais n’oublions pas un des effets indirects d’un yuan délibérément accroché au dollar : il aide bien sûr le yuan à rester bas et inversement… le dollar à ne pas chuter comme il se devrait en l’absence de cet accrochage. Conséquence : ne pas conclure, tant que les autorités chinoises ne changent pas leur politique de change, à une baisse irréversible du dollar. On pourrait même voir le dollar remonter si le déséquilibre dans le commerce extérieur entre Chine et États-Unis devait encore s’accroître, toujours à parité croisée inchangée.

Par ailleurs, rien ne dit que les économies européennes profiteraient complètement d’un déliement de la parité dollar /yuan. Si yuan et dollar évoluaient librement, bien sûr aujourd’hui un scénario totalement irréaliste, le yuan monterait fortement et le dollar baisserait tout aussi fortement par rapport à l’euro. Mais l’impact de ce déliement sur le taux de change effectif de l’euro, c’est-à-dire de son taux de change moyen pondéré par les flux commerciaux de la zone euro avec le reste du monde, resterait tout à fait incertain : les flux de commerce vis-à-vis de la Chine seraient mieux équilibrés, mais les flux vis-à-vis de toutes les économies dollarisées feraient subir une perte de compétitivité aux entreprises européennes. Il est même douteux que le prix des matières premières négociées et libellées en dollars baisserait massivement une fois libellées en euros : les matières premières suivent aussi une sorte de parité de pouvoir d’achat vis-à-vis de leurs zones d’achat, ce que montrent bien les mouvements inverses que connaissent le dollar et le prix du pétrole exprimé en dollar.

(Attention cependant que le commerce international n’est pas un jeu limité à chaque fois à deux joueurs, Chine et Europe, Chine et États-Unis, etc. C’est un jeu multilatéral : baisser la compétitivité chinoise, c’est augmenter aussi la compétitivité de tous les autres pays, dont les autres pays émergents et qui pourraient ainsi produire profitablement des biens de base. Je pense particulièrement à la Turquie. Et qui, exportant plus, pourrait à leur tour nous acheter des biens.)

Le mécanisme monétaire derrière l’arrimage dollar / yuan est simple : les excédents considérables de la balance des paiements de la Chine se replacent forcément dans la devise du pays déficitaire, c’est-à-dire les États-Unis, et les achats de dollar qui s’ensuivent exercent un effet de soutien de la devise. Du point de vue de l’euro, on a en quelque sorte aujourd’hui une nouvelle devise, qu’on peut appeler le dollaryuan, dont rien ne nous dit qu’elle ne soit pas à sa bonne parité par rapport à l’euro.

La bonne analogie consiste à comparer les devises (et le poids de leurs économies derrière) comme les planètes d’un système solaire. Elles exercent une attraction en proportion de leur masse. Si on fixe par un mécanisme la course relative de deux d’entre elles, c’est comme s’il s’agissait d’une nouvelle planète dont la masse les additionnerait toutes les deux. Et les autres planètes qui auparavant s’éloignaient dans un sens par rapport à l’une (la planète « dollar ») et dans l’autre par rapport à l’autre (la planète « yuan ») peuvent fort bien, une fois l’arrimage fait, ne plus montrer de mouvement par rapport à la planète « dollaryuan » réunie.

Bilan n°1 : ne pas vendre trop vite le dollar. Bilan n°2 : il est de l’intérêt de tous, y compris de la Chine, que la Banque centrale de Chine ajuste à la hausse sa devise. Bilan n°3 : où est le Soros capable de monter une bonne spéculation gagnante, forçant les autorités chinoises à réévaluer, comme lui avait pu le faire contre la Banque d’Angleterre qui soutenait une parité irréaliste de la livre sterling en 1993. Peu facile, il faut l’admettre dans le cas du yuan, mais la spéculation, ça sert, quand une banque centrale est trop têtue !

François Meunier