L’EBITDA, voici une notion venue à l’origine du monde américain du LBO (rachat d’entreprise avec effet de levier), mais que les émetteurs du monde entier utilisent de plus en plus dans leur communication financière. Que recouvre-t-elle ? Pourquoi est-elle tant utilisée ? Quelles sont ses limites ?

L’acronyme se lit : Earnings Before Interest Tax, Depreciation and Amortization. En français et en remontant le compte de revenus : résultat net, avant frais financiers, avant impôts et taxes et avant charges d’amortissement des actifs corporels (Depreciation) et incorporels (Amortization). Pour le dire plus simplement, l’EBITDA, c’est en français notre bon vieil excédent brut d’exploitation ou EBE, un solde bien défini dans les normes françaises de comptabilité. N’y a-t-il ici rien de plus que notre goût pour les termes anglais ? Sans doute, mais c’est à l’inverse la reconnaissance par les Anglo-Saxons du bien-fondé de la tradition française d’établir ce qu’on appelle des « soldes intermédiaires de gestion ».

L’EBITDA, ou encore EBE, c’est donc aussi le profit brut de l’entreprise, ou encore son chiffre d’affaires moins ses charges d’exploitation. De même, l’EBIT, un terme à peine moins utilisé, c’est le résultat d’exploitation français, c’est-à-dire l’EBE moins les charges d’amortissement.

Les non-nuls iront chicaner que l’EBE ne retranche pas, à la différence de l’EBITDA, la participation et l’intéressement (il le fait toutefois dans les comptes consolidés), les provisions pour dépréciation du poste clients (à savoir les créances douteuses, que les normes IFRS retranchent désormais du chiffre d’affaires) et les impôts et taxes liés à la production, une particularité fiscale assez française. Peu importe à vrai dire, sachant qu’il n’y a pas de définition arrêtée de l’EBITDA en normes comptables américaines ou IFRS. C’est une promesse des normalisateurs IFRS de le faire, mais cela tarde à venir.

Comment retrouver l’EBITDA (ou EBE) à partir de comptes consolidés en normes IFRS ? Très simple : prendre le résultat d’exploitation dans le compte de revenu et y ajouter les dépenses d’amortissement y compris des incorporels qu’on trouve dans le tableau de financement. Et au-delà de la formule calculatoire, avoir en tête la définition simple qu’en donne le manuel de finance Vernimmen : c’est la différence entre tous les produits et toutes les charges d’exploitation qui tôt ou tard se traduiront par une entrée ou une sortie de trésorerie.

Pourquoi un tel succès ?

L’EBITDA est un indicateur de profit, mais il y en a d’autres : le résultat d’exploitation, le résultat courant avant impôt, le résultat net, le dividende versé, le flux net de trésorerie… Pourquoi le monde financier, et à l’origine les fonds de private equity, ont-ils progressivement privilégié cet agrégat ?

Le résultat net, de leur point de vue, avait un défaut : il s’agit d’un revenu allant aux actionnaires, alors que l’acheteur s’attache à la valeur de l’ensemble des actifs de l’entreprise, qu’ils soient financés par dette ou par fonds propres. Il faut donc une notion de profit avant frais financiers pour mesurer la capacité de l’entreprise à servir tant les créanciers que les actionnaires. Le résultat d’exploitation ou EBIT est meilleur dans cette optique, mais il retranche les charges d’amortissement, qui ne sont pas une sortie de caisse pour l’entreprise mais l’abondement à un fonds de réserve pour remplacer le capital consommé dans le cycle d’exploitation. Or, les fonds de LBO insistent sur la capacité de l’entreprise à générer de la trésorerie dans l’immédiat. D’où le choix d’un EBIT avant amortissement.

Une dernière raison est que l’EBITDA est un agrégat de profit plus stable par nature que ceux qui figurent plus bas dans le compte de résultat, puisqu’à l’abri des aléas qui adviennent en aval sur l’amortissement, sur la politique de financement ou sur la prise en compte de charges exceptionnelles. On peut voir ici, de façon moins avouable, une défiance vis-à-vis des directions d’entreprise, qu’on estime capables de faire bouger à leur guise les montants estimés d’amortissement ou de charges exceptionnels.

De fil en aiguille, la presse financière et les documents boursiers se sont mis à privilégier dans leurs analyses financières des ratios rapportant des agrégats d’entreprise (valeurs au bilan ou sur le marché, dette financière, etc.) à l’EBITDA. Ceci au détriment de tous les autres.

C’est ici que pointe un danger. Warren Buffett, le célèbre investisseur américain, pique des colères régulières contre l’EBITDA. Pour lui, oublier qu’il faut remplacer le capital fixe ou circulant quand on veut évaluer une entreprise est une aberration. On utilise le même mètre pour évaluer une entreprise de service et une entreprise industrielle, oubliant que la seconde a de grosses immobilisations à amortir si elle veut assurer sa pérennité.

De même, deux entreprises peuvent être identiques en tout point sauf dans leur politique de gestion de leur parc d’équipements : l’une souhaitera détenir en pleine propriété ses machines, l’autres les opérer en location. La seconde ôtera donc de son EBITDA les charges de loyer. Est-ce à dire que son exploitation est moins rentable d’un point de vue opérationnel ? (La norme IFRS 16 corrige en partie cette distorsion, au prix d’une certaine complexité comptable.)

Dernier risque, celui de tomber sous le sort de la loi de Goodhart, du nom de cet économiste qui avait observé qu’à faire d’une mesure comptable ou statistique une cible (la masse monétaire était son exemple, l’EBITDA le nôtre), celle-ci commence dangereusement à se dégrader, objet de manipulations et de postures. L’entreprise est un objet trop complexe pour être résumée par un indicateur unique.

Cet article a été initialement publié dans l’AGEFI Hebdo (numéro du 4 au 10 octobre 2018). Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 12 novembre 2018.