L’économie des organisations
Traduction autorisée de “ The Economics of Organizations », extrait du blog de Gary Becker et Richard Posner, 19 octobre 2009. Ce texte pose bien ce qu’est l’économie des organisations, un domaine où s’est illustré Oliver Williamson, a reçu le prix Nobel d’économie en 2009 (en même temps qu’Elinor Ostrom, la théoricienne des organisations sous forme de « communs »).
Oliver Williamson […] a fait d’importantes contributions dans un domaine économique qui n’est pas connu comme il devrait l’être : l’économie des organisations. Ce domaine est étroitement relié à une branche de la sociologie appelée théorie des organisations, pour laquelle des contributions pionnières ont été fait par Alfred Chandler, Herbert Simon et Ronald Coase, de même que par Williamson. Parmi les contributeurs plus récents, on compte Jacques Crémer, Bengt Holstrom, Luis Garicano, Canice Prendergast, Jean Tirole et d’autres. J’ai fait usage de l’économie des organisations dans mes travaux universitaires sur la structure du système national du renseignement, le FBI. […]
Curieusement, l’intérêt pour les organisations est venu tard chez les économistes, même si la plupart des activités économiques sont conduites au travers d’organisations. Le modèle standard de l’économie est celui d’échanges entre des individus ou de firmes supposées agir comme des individus. Ce modèle, en dépit de son extrême simplification, convient dans la plupart des cas. Si on veut connaître comment les fabricants de cigarettes répondront à une hausse des taxes sur le tabac, il suffit malgré l’irréalisme de considérer que le fabricant est une personne plutôt qu’une organisation complexe. Mais pour d’autres questions, l’hypothèse n’est pas adaptée – à l’évidence si la question est pourquoi certaines entreprises ont une structure hiérarchique très verticale et d’autres une structure aplatie (question qui a reçu une attention particulière de Williamson). Ou pourquoi les pratiques de rémunération prennent la forme qu’elles ont dans les entreprises ou dans les administrations publiques. Ou plus fondamentalement encore comment justifier l’existence même des firmes par opposition à une activité économique qui serait entièrement assurée par des contrats entre individus. Ronald Coase s’était posé cette question dans un article intitulé “La nature de la firme” publié en 1937. Sa réponse était qu’un producteur a le choix entre contracter avec des prestataires indépendants pour la production des différents inputs qui rentrent dans la production du produit fini, ou bien contracter avec des travailleurs individuels – des salariés – non pas pour leur production, mais pour le droit de diriger leur travail. Il ajoutait que le producteur choisirait entre les différentes formes de contrats, avec des fournisseurs indépendants ou avec des employés, sur la base du plus efficace sachant la nature de son activité.
Aucune des deux formes d’organisation n’est parfaite. Faire le choix de contrats équilibrés avec des prestataires de service requiert des spécifications détaillées qui créent de l’inflexibilité. Faire le choix hiérarchique – l’employeur dirigeant le travail d’employés plutôt que contractant avec eux pour la production – crée le problème bien connu de la délégation entre un principal et un agent (le problème que les économistes appellent « les coûts de délégation »), qui veut que le salarié est supposé travailler pour maximiser les profits de l’entreprise, alors qu’il veut en fait maximiser sa propre utilité, d’où résulte pour l’employeur un problème de surveillance. La littérature moderne sur le sujet met l’accent sur le problème principal / agent mais va au-delà en soulignant un autre aspect du contrôle dans une organisation : la création, la transmission, la mise en œuvre, la coordination et l’usage de la bonne information. En raison du champ limité de toute personne en matière de supervision, plus il y a d’employés dans une entreprise, plus il y a besoin de superviseurs ; et plus il y a de superviseurs, plus il y a besoin de gens pour superviser les superviseurs parce que la capacité individuelle de contrôle est limitée à tout niveau de la hiérarchie. Ainsi, plus une organisation s’accroît, plus les couches d’administratives se multiplient et les conséquences en sont des délais dans l’exécution des ordres, des pertes d’information, l’atténuation des directives données par le sommet, en bref un affaiblissement du contrôle et de la cohérence. Plus encore, plus grande est l’organisation, plus il est difficile de relier le travail d’un employé particulier avec la valeur de la production faite au niveau de l’entreprise, et donc les incitations de l’employé ne seront plus alignées avec les intérêts de l’entreprise. Une alternative partielle au lien hiérarchique est de décentraliser l’organisation en tâchant de reproduire en interne un marché, par délégation de l’autorité à des patrons de divisions, en les mettant en compétition l’un avec l’autre pour se voir allouer des ressources financières par le management central. C’est l’essence de la forme en M (pour « multi-divisions ») de l’organisation des entreprises.
L’économie des organisations souligne la variété des coûts de délégation qui peuvent surgir dans les organisations complexes, comme par exemple « les activités d’influence » par lesquelles les agents tentent d’influencer les décisions de leurs managers, par flatterie, par esprit courtisan, par faveurs individuelles, par alliances faites avec d’autres salariés, en intrigant pour des promotions et en cachant l’information pour se rendre indispensable et réduire l’efficacité des salariés concurrents.
Le défi des organisations est de générer de la coopération sans utiliser le système des prix, puisque l’employeur n’achète pas les services rendus par le salarié. Les organisations se reposent surtout sur des normes acceptées par tous, sur une bonne compréhension, sur des objectifs qui remplacent l’écriture de contrats explicites et donc rendent possible la coopération sur des domaines de performance qu’on ne pourrait prescrire par des directives formelles. L’ensemble des éléments informels créant des liens (la « culture » de l’entreprise) inclut des codes et du partage de capital humain spécifique qui facilite la communication et la coordination entre les agents. Malheureusement, une culture d’organisation qui serait optimale dans son environnement courant peut devenir sous-optimale quand l’environnement change. Et l’adaptation à un nouvel environnement peut être difficile parce qu’une fois les canaux d’information et autres éléments d’organisation mis en place, l’investissement ainsi fait est rigide et va limiter les possibilités de réagir à un nouvel environnement. Le changement est particulièrement difficile parce que la culture de l’organisation est diffusée à travers l’entreprise plutôt que concentrée en un endroit unique (un manuel de procédures par exemple) où il pourrait être changé d’un seul coup. Le résultat est le conservatisme organisationnel ou l’inertie, ce qui explique pourquoi les innovations tendent à venir de nouvelles firmes plutôt que des existantes.
Un aspect important de la culture d’entreprise est la difficulté qu’il y a à combiner des cultures différentes en son sein. Un exemple est la combinaison des fonctions d’enquêtes criminelles et de service de renseignements au sein du FBI. La première se prête à ce qu’on appelle des incitations « à fort levier », qui sont des systèmes de rémunération et de promotion basés sur des critères objectifs de performance. Dans le cas des enquêtes criminelles, ce sont le nombre d’arrestations pondéré par le nombre de condamnations. Le renseignement ne se prête pas à de tels critères, parce que l’effet de la surveillance et autres mesures de prévention du terrorisme et de la subversion est habituellement très difficile à mesurer. D’où une motivation qui prendra la forme d’un environnement à « haut degré d’engagement » dans lequel les responsables de l’organisation favorisent la performance en faisant en sorte que le personnel intériorise les buts de l’organisation. Le problème est que l’absence de critère de performance ouvre la porte à des « activités d’influence » par lesquelles les membres de l’organisation jouent du coude pour leur promotion.
Si ces deux types de tâche sont combinés dans la même organisation – celles où jouent les incitations à la performance et celles qui requièrent un haut degré d’engagement, les meilleurs employés vont graviter vers le premier type de tâche parce qu’ils sont confiants de réussir si leurs performances sont jugées sur des critères objectifs. Ils seront bien moins certains de leur réussite dans un métier où l’influence joue un grand rôle dans la détermination du succès.
Ce problème de clash interne de cultures est bien illustré par l’effondrement financier de l’année dernière. Les banques ont traditionnellement été des organisations conservatrices mettant l’accent sur la prévention du risque, sur la promotion graduelle et la sécurité de l’emploi. Quand dans l’ère de la dérégulation elles ont été autorisées à se développer dans des activités plus risquées (et donc plus lucratives) d’intermédiation financière, elles ont attiré une différente sorte de salariés – plus malins, plus prêts à prendre des risques financiers ou de carrière, plus indépendants et exigeants une paie plus élevée. Parce qu’ils généraient des profits plus élevés pour la banque, leur influence a crû et a poussé les banquiers traditionnels à prendre eux-mêmes plus de risques de façon à préserver leurs chances dans la bataille pour le contrôle de la banque. C’est pour cela qu’une des propositions pour prévenir la récurrence d’une crise financière, puisque la crise est due en partie à des prêts à haut risque par les banques, est de restaurer la séparation codifiée dans le Glass-Steagall Act entre la banque traditionnelle et les formes à haut risque d’intermédiation financière.
La catastrophe financière illustre un autre aspect de l’économie de l’organisation. L’industrie bancaire a crû très rapidement dans l’environnement de taux d’intérêt bas créé par la politique monétaire de Greenspan au début des années 2000, et l’expansion a pris la forme d’une croissance des firmes plutôt que de la création de nouvelles. Quand une organisation croît rapidement, il y a danger de perte de contrôle sur les subordonnés. Ce danger dans le cas de l’industrie bancaire a été accru par le fait que beaucoup des nouvelles recrues étaient des profils attirés par le risque dont les attitudes et les talents étaient souvent très différents de ceux des rangs élevés du management. Les dirigeants ont eu des difficultés à mesurer et limiter les transactions à haut risque concoctés par leurs jeunes cracks.