L’économie internationale selon Donald Trump

Donald Trump mise sur les droits de douane pour rééquilibrer la balance commerciale des États-Unis à leur avantage. Ce souverainisme économique, si il corrrespond bien aux attentes d’une partie de son électorat, fait pourtant l’impasse sur d’autres facteurs, notamment monétaires, qui risquent d’en marquer les limites.
On peut affirmer sans trop craindre être démenti que Trump ne serait pas au pouvoir aujourd’hui sans les pertes d’emploi massives subies par certaines régions industrielles des États-Unis (le plus souvent dans des états démocrates ou blue states). De même, et avec des preuves tangibles, il n’y aurait jamais eu des pertes d’emploi et des fermetures d’usine de cette envergure sans les importations massives venues tout particulièrement de Chine. Un article de 2021 publié par trois économistes du MIT, de Harvard et de l’Université de Zurich a retenu l’attention des équipes de soutien à la candidature de Trump[1]. Ils établissent une correspondance étroite entre des biens très spécifiques importés de Chine et les fermetures d’usine dans les villes ou les comtés qui les produisaient. Le terme employé est celui de « China shock », violemment ressenti à compter du début des années 2000 avec l’entrée de la Chine dans l’OMC.
L’étude va plus loin : elle montre que les emplois perdus n’ont pas été fortement suivis de départs des populations affectées vers des régions plus dynamiques en matière d’emploi (contrairement à l’image qu’on se fait en Europe de travailleurs étatsuniens très nomades) ; ils n’ont pas non plus été suivis d’une forte hausse du chômage, les filets de protection sociale étant très ténus aux États-Unis. Ils ont surtout poussé à faire sortir du marché du travail et à accroître la part des inactifs dans la population locale, avec les dommages personnels et sociaux que l’on sait attachés. Le discours populiste y trouve un ancrage évident d’autant que ce désespoir côtoie une Amérique dont on constate tous les jours l’insolente prospérité dans les secteurs des services, de la tech et de la finance. Dans un récent entretien donné au New York Times[2], Steve Bannon, cet idéologue au verbe haut qui a beaucoup aidé dans les premiers pas politiques de Trump, rattache le décollage dans l’opinion du discours populiste à la grande crise financière de 2008-09. L’administration Obama avait refusé d’aider les familles modestes à la peine avec leur emprunt immobilier quand elle tendait une main généreuse à tous les banquiers de Wall Street qui avaient causé le naufrage. C’est ce contraste entre les gagnants triomphants et les little guys (les petites gens), selon l’expression de Bannon, qui a été le terreau des succès électoraux à venir.
Le discours du populisme économique
Car Trump a su immédiatement trouver les bons mots : il faut stopper l’hémorragie industrielle, il faut créer à nouveau des emplois. Et pour cela, il faut reprendre le contrôle des frontières, qu’il s’agisse de l’entrée de marchandises produites par l’étranger ou des travailleurs étrangers venus sur place pour y produire, au détriment des emplois ou des salaires locaux[3]. Et les emplois à créer doivent prioritairement concerner des produits manufacturés car la maîtrise de certains biens appartient à la sécurité nationale. « Si vous n’avez pas d’acier, vous n’avez pas de pays », a-t-il pu dire dans l’une de ses formules ramassées.
Cette rhétorique est difficile à contrer. Sa cohérence consiste à renvoyer sur l’étranger la plupart des dégâts sociaux constatés dans le pays. D’autant que l’étranger profite indûment des nombreux subsides que dispensent les États-Unis dans leur rôle de gardien de l’ordre politique international, notamment militaire ; qu’il est responsable de la violente poussée d’inflation entre les années 2020 et 2022 dans un pays où les salariés ne disposent pas, comme en Europe, d’une large indexation des salaires sur les prix. Ce discours est en complète rupture avec les mesures engagées par l’administration Biden pour dynamiser l’emploi, à savoir le plan IRA (Inflation Reduction Act), désormais abandonné. Il consistait à subventionner massivement, sur le budget fédéral, l’investissement dans les secteurs jugés d’avenir ou de protection du climat, propre à assurer de nouveaux emplois. Cette politique ne bouchait pas, du moins à court terme, les trous laissés par les fermetures d’usine dans les régions concurrencées par les importations.
L’axe stratégique étant trouvé, Trump devait à présent le rendre crédible aux yeux de l’opinion publique. Il fallait montrer qu’on l’attaquait avec des instruments adaptés et avec la résolution suffisante. C’est ce que semble réussir Trump à l’aube de son second mandat, beaucoup mieux en tout cas que lors de son premier. Les trois séries de mesure concernent l’immigration, la fin des transferts unilatéraux et une reprise en main des flux commerciaux en utilisant les taux de change et les droits de douane. C’est ce dernier aspect que l’on va principalement analyser ici, en cherchant à voir les chances que les mesures prises ou annoncées atteignent l’objectif qu’on leur assigne.
Car Trump met ses actions en face de ses mots, aidé sans doute par le confort que lui donne le fait d’être à la tête de la première puissance économique mondiale, ce qui souligne au passage que le débat sur les mesures économiques ne peut se limiter à son volet technique mais doit être replacé dans un contexte géopolitique plus complexe. Le Parti conservateur britannique n’a pas eu cette cohérence sous la direction de Boris Johnson, de Liz Truss ou de Rishi Sunak, les trois dirigeants qui ont conservé le pouvoir au nom du Parti conservateur suite au traumatisme qu’a été le Brexit. Leurs mots sont devenus populistes, mais la ligne politique restait celle du libéralisme économique le plus classique, redoublé même en matière de libre-échange pour compenser la perte de l’appartenance à l’UE. Trump est tout sauf un libéral en économie. Nonobstant le fait que l’un des principaux legs législatifs de son premier mandat ait été un vaste plan de réduction d’impôts favorable aux plus riches, sans aucun égard pour les « little guys ». Il n’est pas non plus isolationniste comme on le dit trop souvent en référence à ce courant politique toujours présent aux États-Unis. Il est souverainiste dans le sens propre du mot, presque synonyme d’impérial, car la priorité qu’il donne aux États-Unis passe par sa domination sur les autres nations. Dans le slogan « Make America Great Again », le mot « great » a valeur de comparatif. Trump chamboule les liens commerciaux noués par le pays et, au-delà, toute la grammaire des relations internationales qui a prévalu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’obsession de la balance commerciale
L’objectif assigné concrètement dans le cadre de cette stratégie souverainiste consiste à effacer les excédents commerciaux qu’ont les pays partenaires à l’endroit des États-Unis, à commencer par la Chine et l’UE. Les outils à disposition sont pour l’essentiel les taux de change et les droits de douane.
Mais une première surprise, une fois l’objectif posé, est que le solde total des échanges des biens et services des États-Unis (à peu près égal au solde de la balance courante[4]) reste au total réduit et à un niveau relativement constant depuis une vingtaine d’années. Il oscille autour du chiffre de 3 % (ligne bleue du graphique ci-dessous), en lien inverse comme on le note, avec l’excédent des paiements courants de la Chine (ligne rouge). Il faut remonter aux années 1960 pour trouver une balance courante positive.
Le réduire semble donc une tâche redoutable, quelles que soient les mesures utilisées. Pour deux raisons. La première est d’ordre comptable : un déficit extérieur ne fait qu’indiquer que les Américains consomment plus qu’ils ne produisent ou, dit autrement, que leur taux d’épargne est très bas sinon négatif. C’est exactement l’inverse pour l’Union européenne qui a un excès d’épargne et donc une demande insuffisante par rapport à sa production. D’où son excédent commercial, notamment avec les États-Unis, faute de trouver chez elle les opportunités d’investissement – ou faute de s’organiser pour qu’elles apparaissent, comme le souligne le récent rapport Draghi remis aux autorités de l’Union.
Si demain l’UE doublait ses importations de gaz liquéfié des États-Unis[5], cela ne changerait sans doute rien aux comptes extérieurs des États-Unis : le revenu national s’accroitrait, mais sachant la réticence étatsunienne à épargner, les dépenses également, laissant le solde extérieur inchangé. On l’a vu avec la révolution énergétique du gaz du schiste : les États-Unis d’importateurs sont devenus exportateurs nets d’énergie fossile, ce qui est en soi un choc géopolitique majeur et un atout considérable entre les mains de Trump. Pourtant, le déficit extérieur s’est plutôt accru. Au passage, les achats d’énergie fossile aident davantage le Texas que les régions sinistrées.
La seconde raison tient à un bien particulier où les États-Unis disposent de ce que Valéry Giscard d’Estaing avait notoirement baptisé un « privilège exorbitant » : leur monopole sur les « exportations » du dollar. À double titre. Le dollar reste d’abord l’incontesté véhicule monétaire pour les transactions commerciales et financières à l’international. Tous les pays doivent l’ « importer » s’ils veulent participer au jeu des échanges. Il est fabriqué à coût nul ou presque (une ligne dans le bilan d’une banque étatsunienne) et vendu chèrement, c’est-à-dire à sa valeur faciale contre des bonnes importations. Seconde déclinaison du privilège : les titres de dette du Trésor étatsunien sont aux yeux des épargnants du monde entier l’actif financier le plus sûr à disposition. Il en résulte un afflux structurel vers les États-Unis de capitaux à la recherche de sécurité ou, dit autrement, des exportations de titres de dette par les États-Unis plutôt que de biens et services. On peut voir l’un ou bien l’autre, mais pas les deux à la fois.
Les flux occasionnés ne figurent pas dans les statistiques commerciales, mais dans les flux financiers, en dette commerciale et souveraine essentiellement. Il s’agit en quelque sorte d’un service de sécurité et de liquidité rendu au reste du monde, qu’il pourrait imaginer compter comme service d’assurance exporté, ce qui réduirait le déficit des biens et services du pays. Évidemment, les revenus que ce privilège procure échoient au Trésor étatsunien ou aux banques de Wall Street, jamais au little guy du Wisconsin[6]. Or, ce privilège exorbitant, le souverainisme étatsunien l’appelle désormais le désavantage exorbitant, car il se fait au détriment des exportations industrielles.
Le dilemme du « hard power »
Supposons même que ce déficit commercial structurel puisse être réduit fortement. Serait-ce l’intérêt des États-Unis ? On peut en douter car l’excédent de balance de paiement conféré par le statut dominant du dollar fait partie de la force de projection stratégique des États-Unis, de ce rôle qu’ils se sont donnés d’assurer la sécurité de l’ordre monétaire et politique mondial. Voici qu’au moment où les États-Unis veulent user de ce pouvoir pour tordre le bras à leurs partenaires commerciaux, la réussite qu’aurait une telle politique affaiblirait le dollar, au risque d’en faire une monnaie comme les autres et de perdre une bonne part de cette puissance. Or Trump affirme dans le même temps vouloir préserver la force du dollar et menace même les pays qui l’abandonneraient comme monnaie de transaction.
Ce hard power se décline dans plusieurs directions, la plus importante étant la capacité de bloquer toute transaction financière d’un pays ou d’une entreprise dès lors que, de près ou de loin, elle implique le passage par le système financier étatsunien, un champ extrêmement large. Les États-Unis ont pu ainsi obliger plusieurs nations et grandes banques internationales d’arrêter de traiter avec des pays placés sous un régime de sanctions par les seuls États-Unis, notamment l’Iran et Cuba.
Une seconde direction consiste à faire pression sur les pays, et pour cela les seuls pays amis, pour qu’ils paient le juste prix du service de défense nationale que les États-Unis leur rendent (pour autant que certains aspects de la politique extérieure américaine dans le passé – Irak, Afghanistan – n’aient pas provoqué le désordre politique dont on se garde ensuite par une protection militaire accrue). Les pays de l’OTAN, l’Allemagne tout particulièrement, ont profité à bon compte de ce parapluie militaire. Mais à peine s’engagent-ils à présent à porter leur budget militaire à 2 % en termes de PIB, que Trump en demande 5%. Cette surrenchère chez Trump est efficace car de deux choses l’une : soit le pays protégé paie davantage pour le service et cela remplit les caisses du Trésor étatsunien, soit il s’équipe en matériel militaire… venu des États-Unis. Il est probable que l’industrie militaire américaine devienne fortement créatrice d’emploi dans les années à venir. Probable aussi que l’autonomie stratégique que réclame le président Macron pour l’Europe en matière d’équipement militaire reste lettre morte.
Les effets ambivalents des droits de douane
Accroitre le tarif douanier sur un bien importé le rend plus cher et donc moins compétitif face au même bien produit nationalement. Si le bien est indispensable (inélastique dans le jargon), par exemple s’il n’existe pas de substitut produit localement, la demande du bien étranger ne baisse pas et le tarif est répercuté directement sur le consommateur du pays qui l’importe. Cela accroît le niveau des prix en une fois et peut même déclencher une spirale d’inflation. En contrepartie, c’est une recette fiscale qui arrange le budget du pays. Si à l’inverse la demande pour le bien réagit très négativement à la hausse de son prix, il y a chute de l’importation, pas d’effet inflationniste mais pas non plus de recette fiscale. Selon les biens et la structure industrielle du pays, l’effet ira de l’un à l’autre de sorte qu’en moyenne on peut s’attendre à un impact médian.
Dans un document d’analyse très fouillé[7], l’économiste Stephen Miran, un proche de Trump et promu par lui à la tête des conseillers économiques du président, fait valoir que les mesures protectionnistes prises lors du premier mandat de Trump n’ont pas été inflationnistes alors qu’elles ont rapporté beaucoup d’argent au Trésor étatsunien. Mais cela n’a été possible que parce que le dollar s’était fortement apprécié entre temps vis-à-vis du renminbi chinois, vraisemblablement suite à des interventions de la Banque de Chine soucieuse de ne pas trop affecter ses exportations. Ainsi, les prix à l’export chinois libellés en dollars ont pu absorber la hausse des droits de douane sans que le consommateur américain en soit gêné. Les Chinois ont payé les tarifs à plein, souligne Miran. Mais il oublie l’envers de la médaille : la Chine a pu exporter autant qu’auparavant, ce qui n’a nullement allégé les pressions sur l’emploi étatsunien.
Si de plus la Chine dresse également ses propres barrières tarifaires, les exportations étatsuniennes pâtiront (notamment pour les produits agricoles). La résultante combinée sera négative sur l’emploi.
Les équipes de Trump en sont conscientes. Le droit de douane est là pour agir comme menace, pas nécessairement pour être appliqué. C’est cette tactique qu’on voit à l’oeuvre aujourd’hui dans le cas du Mexique et du Canada : on étourdit l’adversaire avec une annonce extrême, à savoir les 25 % de droits applicables dès le 1er février, pour les suspendre très vite pour mener sous pression des négociations. C’est, sous forme moderne, ce que faisait d’antan les pays occidentaux avec le blocus des navires du commodore Perry dans la baie de Tokyo ou de ceux de la reine Victoria devant Canton lors de la Guerre de l’opium. Le droit de douane impose d’emblée le rapport de force sachant la dissymétrie première dans une confrontation avec les États-Unis : le commerce du pays en question, par exemple du Mexique, pèse d’un poids majeur dans son économie, mais est secondaire pour celle des États-Unis, sachant sa taille.
L’argument vaut moins pour la Chine dont l’économie rivalise en taille. Ceci explique peut-être la prudence dont Trump fait preuve à son endroit, n’ayant accru les droits que de 10% mais sans doute de façon plus pérenne en contrepartie. On frappe fortement les pays amis, moins fortement le pays qu’on craint. Une même prudence sera probablement employée s’agissant de l’Union européenne. Si elle est divisée et en position de faiblesse, son marché intérieur est énorme.
Le lien avec le dollar
On a souligné que des mesures douanières sont indissociables de mesures sur la parité de change. En effet, dévaluer une monnaie, c’est rendre plus chers les biens qu’on importe et réduire le prix en monnaie locale de ceux qu’on exporte. Cela équivaut donc à un tarif dans un sens, à une subvention dans l’autre, la seule différence étant que l’effet est homogène sur tous les biens échangés, sans la possibilité qu’offre les droits de douane de discriminer selon les produits.
Les États-Unis veulent donc aussi remettre en cause le statuquo en matière de parités. Ils poussent à une réévaluation du renminbi et de l’euro. Cela évoque les accords du Plaza en 1985 où les États-Unis et certains pays européens avaient imposé une forte réévaluation du yen à un Japon dont les exportations triomphaient. L’argument de la protection militaire du Japon avait probablement été évoqué dans les couloirs, même si le cadre de confrontation était beaucoup plus apaisé.
Mais comme indiqué précédemment, l’espace est très réduit pour une telle manoeuvre, car une hausse transversale des prix des deux fournisseurs majeurs que sont l’UE et la Chine pèsera fortement sur l’indice des prix étatsunien. Or Trump a gagné les élections sur l’argument d’une inflation incontrôlée.
De plus, on voit difficilement la Chine se plier à une telle injonction. Elle a un besoin absolu de préserver le moteur des exportations dans la difficile conjoncture qu’elle affronte aujourd’hui. Elle a pu observer aussi que la réévaluation du yen concédée par le Japon à l’époque avait plongé le pays dans une longue période de déflation et de croissance en berne.
L’UE résistera pareillement sachant qu’elle souffre déjà aujourd’hui d’un décalage fort en matière de performance économique vis-à-vis des États-Unis, ce dont s’alarment désormais les responsables européens.
Il resterait alors à l’administration Trump à jouer de son propre chef la dépréciation du dollar, notamment en abaissant fortement les taux d’intérêt et donc l’attrait d’investir dans cette monnaie. Mais cette variable est du ressort de la FED, la banque centrale du pays, qui garde jusqu’à nouvel ordre son indépendance et qui est soucieuse de garder des taux élevés face à la probable remontée de l’inflation qu’annoncent les mesures protectionnistes. Son jeu est nécessairement prudent et contraint.
Plus d’affichage que de substance ?
Est-ce à dire que les voies d’action pour Trump sont en réalité assez limitées ? Je le pense. Les gains possibles seront à court terme, arrachés dans l’état de sidération des dirigeants mondiaux face au succès politique de Trump. On les verra probablement en matière d’achats de matériel militaire
et de produits d’énergie fossile. Et ils seront brandis par Trump comme des trophées de guerre, ce qu’ils sont en réalité.
Mais le risque d’une telle stratégie est immense, car c’est la confiance dans l’ordre politique international qui est menacée. Comme dans toute confrontation guerrière, un scénario de dérapage est possible où rétorsions et contre-rétorsions s’enchainent de façon incontrôlée. L’humiliation ressentie par le partenaire malmené joue aussi son rôle. Dans un entretien récent[8], l’ancien président de Colombie, Ernesto Samper, signalait l’imprudence de la part de Trump d’humilier la Colombie et son président actuel, Gustavo Petro, qui demandait simplement que les expulsés colombiens – dont le pays a toujours accepté le rapatriement en cas d’expulsion – soient traités décemment. Il serait risqué qu’un pays en coopération étroite avec les États-Unis sur le front de la drogue cesse subitement de l’être. Et, s’agissant de l’UE, le dépit pourrait la conduire à être plus conciliante avec la Chine, désignée pourtant par Trump comme le rival stratégique des États-Unis.
Le commerce international est un coupable trop commode
Le discours trumpien repose en réalité sur une perception biaisée des dommages sur l’emploi que causeraient exclusivement les échanges internationaux. Dans un pays aussi vaste que les États-Unis, les échanges intérieurs créent des gagnants au total, mais apportent aussi leur lot de perdants. Le déplacement de l’industrie automobile dans les États du sud a coûté cher à Détroit. Le camion qui transite journellement entre New-York et le New Jersey rentre dans le même jeu gagnants / perdants à sa toute petite échelle, indique Alan S. Blinder dans un article faisant le point sur les positions nuancées des économistes en matière de libre-échange[9] . Mais ceci se fait par le jeu « naturel », et donc moins visible du marché, alors que, dans l’esprit du public, le passage d’une frontière par un produit porte le sceau d’une décision du gouvernement.
Moins visibles aussi, mais avec une disjonction plus marquée encore entre les gagnants et les perdants, il y a l’innovation et les gains de productivité. Les économistes n’ont jamais complètement séparé cette problématique de celle du commerce extérieur. On s’en persuade par un simple exercice de pensée.
Imaginons qu’on invente une très grosse machine qui, pour fonctionner, ne consommerait que du soja (une matière première produite en abondance aux États-Unis) et qui, avec ce soja, fabriquerait… des autos. Merveilleuse innovation, qui coûterait certainement beaucoup de bons emplois américains ! Mais, au juste, quelle serait la différence avec cette autre « machine » consistant à exporter du soja en Corée ou au Japon de façon à importer… des autos ? L’innovation technique, surtout quand elle est obsédée par la seule productivité du travail, fait autant sinon plus de dégâts sur certains marchés du travail locaux et sans qu’on puisse pointer du doigt l’étranger.
L’analyse faite ici permet ferme plus de portes qu’elle n’en ouvre. La stratégie économique de Trump va très vite rencontrer ses limites. Les partenaires commerciaux des États-Unis pourraient s’en réjouir, si ce n’était les risques de déflagration qui pèsent sur tous. Mais ce serait à tort. Car il faut bien une réponse, qu’elle vienne des populistes ou des gouvernements libéraux, à celui qui perd son emploi par fermeture de son entreprise, dans le Wisconsin comme dans les Hauts-de-France. On se bat ici contre des forces immenses. Beaucoup de pays émergents excellent à présent dans certaines industries à haute productivité et les salaires de leurs ingénieurs sont loin encore de ceux des ouvriers non qualifiés du Wisconsin. Les pays occidentaux voudraient à présent changer les règles du jeu alors qu’ils ont profité pendant deux siècles d’un commerce international fonctionnant sous le régime d’un libre-échange largement imposé. Il s’agit d’un périlleux changement d’époque. Ce n’est certainement pas le moment d’affaiblir les institutions internationales qui sont les seuls lieux où des accommodements et des compromis peuvent être trouvés. S’il y a un danger dans le populisme souverainiste qui s’installe à présent aux États-Unis, il est là.
[1] David Autor, David Dorn et Gordon Hanson, « On the persistence of the China shock« , Brookings Papers on Economic Activity, 2021.
[2] Ross Douthat, « Steve Bannon on ‘Broligarchs’ vs. Populism« , New York Times, 31 janvier 2025.
[3] Une affirmation démentie par la plupart des économistes qui raisonnent sur les effets moyens.
[4] Le solde courant de la balance des paiements ajoute au solde commercial (exportations moins importations des biens et services) les revenus tirés de la propriété, dividendes et intérêts, du facteur travail (les transferts de revenus des immigrés vers leur pays) et certains transferts tels l’aide internationale.
[5] Ce qu’elle ferait de bonne grâce si le prix était compétitif, si les États-Unis en avaient la capacité productive, ce qui n’est pas le cas en ce moment et surtout si son empreinte carbone n’était pas le double du gaz que l’Europe consomme à ce jour.
[6] À ce titre, le privilège d’être un havre de sécurité pour les capitaux mondiaux permet aux États-Unis de s’endetter à coût plus bas. Une économie de 50 à 60 centimes sur le coût de sa dette, indique un rapport de McKinsey (McKinsey Global Institute. “An exorbitant privilege? Implications of reserve currencies for competitiveness.” Discussion paper, December 2009).
[7] Stephen Miran, « A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System« , Hudson Bay Capital, November 2024.
[8] Ernesto Samper, « Il est possible de résister à la présidence impériale de Donald Trump », Le Grand Continent, 1er février 2025.
[9] Alan S. Blinder, « The Free-Trade Paradox. The Bad Politics of a Good Idea« , Foreign Affairs, Janvier-février 2019.
Cet article a été publié sur la Revue Esprit en février 2025.
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