La science économique nous a-t-elle trompés ? Les économistes auraient-ils dû voir venir la crise ? Ce billet, repris d’un article du 19 septembre 2009 dans le site ami Vox-EU, présente une défense de la science économique contemporaine contre ceux qui réclament une bonne prévision des crises et qui se plaignent de l’intensité mathématique de la discipline. Il soutient que l’extraordinaire complexité de l’économie exige que les économistes restent modestes, mais pas qu’ils abandonnent leurs pratiques au profit d’un pot-pourri multidisciplinaire.
 
La crise actuelle a fait naître un débat sur la formation et l’utilité des économistes. Certains soutiennent que les économistes sont inutiles car ils n’ont pas réussi à prévoir la crise. D’autres disent que leur formation est inappropriée, car elle s’appuie exagérément sur les mathématiques appliquées au détriment d’une « large vue » sur la façon dont fonctionne l’économie, appuyée par d’autres disciplines telles que la psychologie, la sociologie et la science politique. Ainsi, dix économistes britanniques ont écrit une lettre à la reine d’Angleterre, où ils affirment que « l’économie a presque viré en une branche des maths appliquées, et s’est coupée des institutions et des événements du monde réel. »
 
« Par conséquent, ajoutent-ils, c’est une gamme étroite de techniques formelles qu’on enseigne dans la plupart des départements d’économie du monde, et notamment au Royaume-Uni. La préférence pour la technique mathématique a détourné de nombreux économistes de la vue d’ensemble sur la réalité. On omet la psychologie, la philosophie ou l’histoire économique dans la formation des futurs économistes, même dans les institutions les plus prestigieuses. On ne mentionne pas à quel point l’hypothèse de rationalité économique ou celle de marchés efficients – pourtant largement promues par les économistes mainstream – sont des hypothèses très discutables. On oublie de dire à quel point les économistes sont tombés sous le charme du marché et comment des solutions de marché simplistes et irresponsables ont été largement et vigoureusement promues par de nombreux économistes. On rencontre trop rarement la bonne sagesse professionnelle nourrie des riches expériences de la psychologie, des structures institutionnelles et des précédents historiques. »
 
En France, un débat similaire a cours depuis des années entre les économistes traditionnels formés aux techniques de la microéconomie, de la macroéconomie et de l’économétrie et un ensemble d’opposants qui se plaignent que l’économie soit amorale, trop mathématique, pas assez pluridisciplinaire et parfois même « de droite ».
 
Bien que l’économie soit indiscutablement une discipline tout à fait aride, je crois fermement que remplacer la formation des économistes par un pot-pourri transdisciplinaire serait une catastrophe.
 
Ce n’est pas le travail des économistes de prévoir les crises
 
Cette affirmation va en surprendre beaucoup, mais elle est pourtant vraie. Les économistes travaillent dans de nombreux endroits, y compris les lycées et universités, l’administration publique et les entreprises. S’ils sont universitaires, ils sont censés repousser la frontière de la connaissance en fournissant de nouvelles théories, méthodologies et résultats empiriques. S’ils travaillent pour une administration publique, ils évalueront très souvent les politiques publiques. Parfois, ils feront des prévisions, mais ces prévisions doivent être comprises comme des projections de routine qui sont principalement utilisées pour avoir une idée de l’évolution probable de par exemple le déficit budgétaire. Enfin, ceux qui travaillent dans les entreprises sont très souvent occupés à fournir des arguments dans des procès anti-trust ou de discrimination tarifaire. Ceux qui font de la prévision dans des endroits tels que Goldman Sachs fournissent des guides aux traders sur par exemple les évolutions de la dette publique brésilienne ou des prix des matières premières. Goldman aurait gagné beaucoup d’argent si elle avait été capable de prévoir correctement la crise, mais ses économistes de marché sont impliqués dans les activités de routine et non dans la modélisation d’événements systémiques rares.
 
On pourrait penser que les économistes sont inutiles, puisqu’ils n’ont pas su prévoir la crise. Ce serait aussi ridicule que de dire que les médecins sont inutiles puisqu’ils n’ont pas prévu le Sida ou la maladie de la vache folle. Et même si la prévision de routine a une certaine utilité, je ne crois pas que ce soit le domaine où les économistes peuvent être le plus utile. L’évaluation des politiques publiques et la discussion argumentée sur les causes des phénomènes observés sont, à mon avis, beaucoup plus importantes.
 
Une crise est par nature non prévisible
 
La critique ignore également que l’économie est une science qui interagit avec l’objet qu’elle étudie. La connaissance économique est diffusée dans toute la société et finit par affecter le comportement des agents économiques. Ceci modifie à son tour le fonctionnement de l’économie. Par conséquent, un modèle ne peut être correct que s’il est cohérent avec son propre effet de rétroaction sur le fonctionnement de l’économie. Une théorie économique qui ne passe pas ce test peut être valide pendant un certain temps, mais va se révéler incorrecte dès qu’elle est largement admise et mis en œuvre dans les comportements réels des entreprises et des consommateurs. Paradoxalement, la seule chance pour une telle théorie d’être correcte est que la plupart des gens l’ignorent.
 
Un exemple de théorie cohérente est le modèle Black-Scholes d’évaluation des options. Lors de son introduction, la théorie a été adoptée par les participants de marché pour évaluer les options et est devenue alors un bon modèle de tarification précisément parce que les gens le savaient. Il en va ainsi parce qu’une telle règle de tarification est compatible avec l’hypothèse de marchés efficients, celle qui dit qu’aucune opportunité d’arbitrage rentable n’est laissée de côté une fois que la règle est appliquée. En revanche, toute théorie de tarification qui négligerait des possibilités d’arbitrage serait instantanément mise en échec par les marchés dès qu’ils la croiraient. Les tentatives faites par les participants de faire du profit en exploitant les possibilités d’arbitrage feraient bouger les prix dans une direction qui invaliderait la théorie.
 
De même, toute théorie macroéconomique qui aurait prédit avec certitude, en plein milieu de la bulle immobilière, une crise financière pour dans deux ans, aurait immédiatement déclenché, par le jeu de la spéculation, un krach boursier et une spirale de désendettement et de désintermédiation financière qui aurait fait chuter l’investissement et la consommation. En d’autres termes, la crise serait arrivée immédiatement, et non dans deux ans, invalidant ainsi la théorie.
 
Donc, la plupart des crises sont par nature imprédictibles. Croire qu’on aurait pu les prévoir est une illusion positiviste fondée sur une fausse analogie entre l’économie et le monde physique. Alors que le monde physique est déterministe, sauf à un niveau très microscopique, ce qui signifie que la connaissance des conditions initiales implique la connaissance de l’ensemble de la trajectoire ultérieure de l’objet à l’étude, ce n’est pas vrai du monde économique où les croyances sur l’avenir et sur la façon dont l’économie opère affectent la trajectoire. Il est donc paradoxal que certains se plaignent que la crise aurait dû être prévue et dans le même temps que l’économie soit trop mathématique et fasse montre d’une prétention scientifique injustifiée. C’est précisément parce que l’économie est différente des sciences naturelles que les crises ne sont pas prévisibles. La plupart des économistes le savent et ne disent pas le contraire.
 
Une des raisons pour lesquelles beaucoup se moquent de l’hypothèse des marchés efficients qu’aiment les économistes, c’est qu’il y a beaucoup plus de possibilités d’arbitrage dans les marchés du monde réel que ce qu’implique l’hypothèse. En effet, à la différence de Black-Scholes, la plupart des modèles quantitatifs de trading utilisés dans les dernières décennies sont incompatibles avec cette hypothèse, et pourtant ont fait gagner beaucoup d’argent. Mais ces modèles s’effondreraient si, par un mécanisme précis, les participants identifiaient la technique la plus profitable et l’utilisaient à large échelle. Et tandis que beaucoup de ces stratégies de négociation ont tendance à accroître la volatilité, ce ne serait pas le cas des règles de prix conformes aux « marchés efficients» tels que définis par l’économiste, qui tendent plutôt à ramener les prix à la valeur fondamentale des actifs.
 
En d’autres termes, si les traders étaient plus instruits, ou davantage à l’aise avec la théorie économique, les bulles d’actifs et la crise auraient pu être évités. Il est donc étrange de plaider que l’hypothèse d’efficience des marchés ne devrait pas être enseignée parce qu’elle ne parvient pas à expliquer le comportement réel des marchés. Le comportement des marchés, contrairement à toute loi immuable et déterministe de la nature, dépend des croyances des marchés, y compris de leur compréhension des phénomènes économiques et de ses conséquences pour les prix des actifs. S’il est utile de comprendre comment l’économie fonctionne réellement, il est également utile de comprendre comment elle se comporterait dans une situation d’équilibre où la connaissance des agents sur le vrai modèle de l’économie est compatible avec ce modèle, ce que nous appelons un « équilibre à anticipations rationnelles ». Ce n’est pas parce que ces équilibres ne décrivent pas bien les données du passé qu’ils sont une abstraction inutile. Leur échec descriptif nous indique que l’économie est loin d’un régime stable et leurs prédictions nous renseignent sur ce à quoi ressemblerait un régime stable.
 
On voit mal comment améliorer nos capacités de prévision sans autre moyen que les techniques mathématiques
 
Ces considérations mises à part, il est étrange de se plaindre de l’imperfection des prévisions et d’utiliser les maths en même temps. Même si la « large vue » donne des aperçus utiles sur l’environnement institutionnel ou le rôle de la nature humaine, la prévision est un exercice quantitatif précis qui doit être formulée mathématiquement et utiliser les outils techniques mathématiques. C’est dans le domaine de la prévision que les outils les plus sophistiquées (analyse spectrale, cointégration, etc.) sont utilisées.
 
Il n’est pas prouvé que la « large vue » permette de comprendre comment fonctionne l’économie
 
Il ne manque pas d’économistes qui adoptent la « large vue » et donnent leur opinion sur ce qui va se passer et ce qui doit être fait. En fait, les économistes sont plus désireux que jamais d’exprimer la « large vue » dans la presse, dans des notes de politique économique ou dans des journaux spécialisés. Certains sont des économistes orthodoxes très compétents en maths et qui ont suivi la formation « bornée » dont certains se plaignent. Mais ils sont conscients aussi que les maths doivent être complétées par la réflexion

économique et qu’ils doivent consacrer une partie importante de leur temps à discuter de grandes questions et de sujets de politique économique. D’autres sont plus d’un genre littéraire. Le problème avec l’approche « large vue », indépendamment de la qualité intellectuelle de ces contributions, c’est qu’elle repose essentiellement sur des affirmations et des mécanismes non prouvés. Dans de nombreux cas, on ne fait que spéculer que ceci ou cela pourrait se produire, sans même offrir le détail de la chaîne de causalités propre à convaincre le lecteur qu’il s’agit d’une possibilité réelle. Je crois qu’il est impossible d’éviter ce laxisme quand on essaie de faire le point et d’exercer son jugement. Mais cela ne signifie pas qu’une telle attitude doive être importée dans le travail professionnel des économistes, et encore moins dans leur formation.
 
Comprendre le fonctionnement de l’économie dans son ensemble est extrêmement difficile
 
Il est naïf de croire que si seulement les économistes étaient plus ouverts d’esprit, bien formés et en prise directe avec d’autres disciplines, ils développeraient une compréhension plus opérationnelle de la façon dont fonctionne l’économie. L’économie est un système extrêmement complexe – la comprendre pleinement est aujourd’hui hors de portée de notre intelligence individuelle et collective. Étant donné le rôle des croyances, des institutions, etc., ce système est certainement beaucoup plus complexe que par exemple le système qui décrit la distribution de la matière dans l’univers. Pourtant, les physiciens ont du mal à aboutir à un modèle satisfaisant puisqu’ils doivent introduire la « matière noire » pour rendre leurs théories compatibles avec les données. Et ceci malgré qu’une unique force, la gravitation, soit à l’œuvre. Pas étonnant que nous soyons dix fois plus dans le « noir » que les physiciens quand on essaie de comprendre l’interaction des nombreuses forces qui animent l’économie.
 
Pour conclure, l’économie est une discipline « modeste », qui espère être utile pour comprendre le monde réel. Si nous semblons parfois arrogants dans le débat public, c’est que nous avons tendance à croire qu’ayant consacré toute notre vie professionnelle à réfléchir sur ces questions, nous sommes dans une meilleure position pour en parler que les gens de l’extérieur. Cette présomption peut être démentie, mais à ma connaissance les tenants d’approches alternatives n’ont pas encore réussi à nous offrir un cadre opérationnel ayant un meilleur pouvoir prédictif.