Lecture de « La culture de la croissance » de Joel Mokyr
Voici un gros livre (570 pages, publié chez Gallimard, 2019) parfait pour les solides appétits et qui pourtant se digère tout à fait bien. Joel Mokyr est connu comme un très grand économiste aux États-Unis, professeur à la Northwestern University.
Il tente dans ce livre, après beaucoup d’historiens et d’économistes, d’analyser la singularité européenne : pourquoi l’Europe au tournant du XVIIe siècle a-t-elle entamé un processus cumulatif qui l’a fait sortir pour de bon de la trappe malthusienne, laissant les autres civilisations derrière elle ?
Sur ce sujet fascinant, on compte en gros trois écoles.
La première, qui domine en ce moment, attribue cette avance européenne à des facteurs très matériels. Il y a eu, un peu par miracle, un double coup de pouce décisif : d’abord la découverte du charbon au Royaume-Uni, facile à exploiter et proche des centres urbains (les mines chinoises sont à des milliers de kilomètres des grandes villes de la côte est, là où la civilisation se développait) ; ensuite, les immenses espaces américains, propres à nourrir et vêtir à bas prix, esclavage aidant, ceux qui allaient bientôt remplir les usines de Manchester. On peut lire sur cette thèse « matérialiste » un bouquin qui fait désormais date : Une grande divergence, de Kenneth Pomeranz, Albin Michel, 2010. L’auteur documente très bien une Chine et un Royaume-Uni qui étaient au début du XVIIe siècle au même niveau de développement socio-économique. Un siècle après, le Royaume-Uni, et l’Europe après lui, avaient fait le trou.
Un second courant regarde davantage les institutions. Certaines sociétés, dont l’Europe au XVIIIe siècle, ont eu la chance en quelque sorte d’avoir pu mettre sur pied des organisations et des institutions économiques, sociales, politiques, culturelles qui privilégiaient davantage la croissance. Le livre de référence ici est : Prospérité, puissance et pauvreté, par Daron Acemoglu et James Robinson, éd. Markus Haller. Il semble bien que réussir son développement suppose des institutions inclusives, incitatives et égalitaires. À l’inverse, le pays qui favorise la poursuite de rentes improductives au profit d’une seule classe sociale a tendance à prendre du retard dans la croissance. Par exemple, les sociétés qui ont été colonisées (par l’Europe en général) s’en sortent beaucoup moins bien aujourd’hui.
Joel Mokyr est en quelque sorte au milieu. Pour lui, le facteur décisif, ce sont les idées, dont la condition est un espace politique qui favorise à l’extrême la compétition du savoir et des connaissances. Et l’Europe au sortir de la Renaissance était exactement le lieu idoine : un espace uni sur un même fonds culturel, notamment chrétien, et pourtant extrêmement conflictuel et compétitif. Les Pays-Bas et le Royaume-Uni pouvaient se faire la guerre, et pourtant leurs savants continuaient d’échanger régulièrement (à noter le rôle décisif, « matérialiste » celui-ci, de la mise en place d’un système postal pan-européen efficace). La rivalité stratégique créait une émulation créatrice. Il y avait un « marché » ouvert des idées (marché ! Mokyr n’est pas économiste pour rien). La Chine, un empire pacifié, n’avait pas, si l’on peut dire, cet avantage. Si Louis XIII ou XIV avaient dominé l’Europe comme un empereur Ming ou Xing le faisait de la Chine, la révocation de l’édit de Nantes aurait été un éteignoir définitif des talents huguenots qui ont pu filer en Angleterre et en Allemagne. De même, Descartes n’aurait pas pu vivre et publier en Hollande. Un empire apporte la paix, mais aussi l’assoupissement réactionnaire. L’Europe vivait de guerres et de destructions constantes, mais tout autant de la remise en cause perpétuelle de l’ordre existant.
Au fil de la lecture, plein d’idées passionnantes. J’en cite ici deux ou trois pour mettre l’eau à la bouche.
Par exemple, le rôle des jésuites en Chine au tournant Ming / Xing, en plein XVIIe siècle. Ils arrivaient sur les côtes chinoises forts du meilleur savoir scientifique européen. Ils apportaient Euclide, le télescope, le calendrier grégorien (qu’un jésuite praguois avait initialement recommandé au pape Grégoire), la prévision des éclipses. Un ingénieur jésuite comme Ferdinand Verbiest était au top en matière de technologie des canaux.
Hélas, deux choses se sont produites : d’abord, leur savoir scientifique ne s’est pas renouvelé. En particulier, ils avaient raté tant Descartes que Newton, professaient le géocentrisme (pour des raisons religieuses, n’osant pas affronter Rome), en restaient à Aristote et à sa « cause première ». Ils n’avaient pu se dégager de la coupe de leur ordre, devenu assez réactionnaire vers la fin du 17ème siècle. Ensuite, les empereurs, intrigués et parfois fascinés, n’avaient pas vraiment envie de les laisser en contact avec un cercle trop large, de sorte que cela ne servait pas à grand-chose qu’ils soient à la pointe en matière de calcul différentiel. Ce que les empereurs craignaient – et qui était la vérité, qu’on ne peut pas vraiment reprocher aux jésuites –, c’est que leur but ultime ne soit pas tant la science que de convertir les chinois au christianisme. D’où l’échec final et, plus grave nous dit Mokyr, il n’est pas impossible que plutôt qu’aider à importer les Lumières en Chine, l’infiltration jésuite ait poussé l’Empire à se refermer lui-même.
L’Église (catholique ou même calviniste) a-t-elle freiné le courant des idées ? Sans aucun doute, mais la réalité est complexe. Oui, il y a eu Giordano Bruno et le procès de Galilée ; oui il y a cette histoire assez rigolote de Antoine van Leeuwenhoek que je ne résiste pas à conter : on crédite ce savant d’avoir, grâce au microscope, découvert les spermatozoïdes, ceci en 1677. Mais affolé par sa découverte, il a jugé prudent de se couvrir. On le comprend : il risquait la prison, voire plus. Il a donc fait à peu près cette déclaration devant notaire : « Le sperme que j’ai choisi est le fruit de l’excès que m’a accordé la Nature dans mes relations conjugales avec mon épouse Cordelia. Je ne l’ai pas obtenu par des moyens coupables » !
D’un autre côté, cette période a vu naître une toute autre conception de Dieu, initiée notamment par Descartes. En effet, par ses propres découvertes et celle de Galilée, voici que le monde devenait explicable et doté de lois. C’était la fin des explications par le mystère, par l’inconnu. La démystification pointait. Descartes, qui avait tout compris ou presque à la lumière, aux éclairs, aux arcs-en-ciel, savait que la cause était perdue si Dieu n’était là qu’en creux, dans le domaine non encore éclairci de la raison humaine, comme une armée qui recule. Il fallait rompre et redonner sa place au Dieu transcendant et infiniment au-dessus des hommes. Or, un Dieu logé dans l’infini libérait en quelque sorte le monde fini. Il avait donné des lois à la nature, et à l’homme la raison pour qu’il s’en empare, et en voilà : le jeu de pistes était ouvert pour les esprits curieux. Ce socle théologique plus confortable allait permettre en Europe, après Descartes, Robert Boyle (l’inventeur du Dieu horloger) et bien sûr Newton, tout trois des théistes convaincus, les immenses progrès de la science pour le siècle suivant, mieux peut-être qu’un athéisme survenu trop vite historiquement.
Bref, à lire !