Il s’agit là d’une perle de bouquin. Qu’on l’achète et qu’on le fasse acheter ! Spécialement pour vous, chers lecteurs de Vox-Fi, très souvent engagés dans les métiers de l’économie et de la finance et qui vous demandez parfois à quoi sert vraiment le métier que vous faites. Une bonne question, en effet !

Le titre complet est « Le marché du mérite. Penser le droit et l’économie avec Léonard Lessius », dans une belle édition des Éditions Zones Sensibles, 2019, Bruxelles. Quand je vous dirai que Léonard Lessius était un jésuite des Pays-Bas du sud (l’actuelle Belgique) au tournant du 16 et 17e siècle, qui écrivait des livres de droit pour réglementer les métiers du commerce et de la finance aux yeux de l’Église et du Prince, vous allez vous récrier : « un bouquin d’érudit ! ». Parfaitement ! d’érudit. Et pourtant, un bouquin dont on tourne les pages comme avec un ventilateur tellement il regorge d’histoires à la fois amusantes et utiles pour éclairer les problématiques de finance, pour montrer qu’elles obéissent à des principes constants et au total simples, ceci sans oublier la grande histoire, celles des enjeux politiques qui opposaient violemment les tenants de la Réforme protestante face à ceux de la Contre-Réforme dans cette période agitée.

 

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J’essaye juste de mettre l’eau à la bouche en racontant deux ou trois de ces histoires. Il y en a des dizaines, souvent fascinantes.

 

Le marchand de Rhodes et le délit d’initié

L’information, pour les marchands de la bourse d’Anvers, était aussi stratégique qu’elle a été de tout temps. Pour faire des affaires, il fallait anticiper, et donc disposer à la fois d’une bonne information et d’en disposer avant les autres. Il s’était mis en place à deux pas des places de marché de nombreux éditeurs de gazettes rapportant les dernières infos. Avant et après les heures d’ouverture de la Bourse (en fait seulement entre 11 heures et midi à Anvers), les marchands se ruaient sur elles pour disposer de l’information la plus fraîche. Mais il fallait nourrir ces gazettes en contenu. La famille Taxis (dont on aimerait que le nom soit à l’origine du mot « taxi ») avait bâti tout un réseau postal dans l’empire des Habsbourg (et en avait le monopole) pour faire circuler le courrier et les nouvelles, à la fois pour les cours princières et pour les besoins des affaires. Le centre en était à Bruxelles et il y avait par exemple un service régulier entre Bruxelles et Paris qui arrivait à assurer la transmission en 44 heures, une performance à l’époque.

Mais cela soulevait un problème économique et éthique important. Quelle information pouvait-elle être considérée comme propriété privée de son détenteur ou au contraire comme information privilégiée se faisant contre les intérêts du marché et représentant une spoliation des autres intervenants. En quelque sorte, quelle réglementation du juste prix ?

Cela ramène au fameux problème du « marchand de Rhodes » qui depuis les stoïciens, Cicéron en passant par Thomas d’Aquin, taraudaient les régulateurs en devenir qu’étaient les avocats ou les confesseurs religieux. Le marchand de Rhodes est celui qui arrive le premier dans la ville de Rhodes accablée d’une famine qui frappe mortellement le peuple. Lui vient d’Alexandrie avec du blé plein ses soutes. Mais il sait qu’il est suivi d’une multitude d’autres marchands et que le prix de blé, devant cet amoncellement prochain, va forcément s’effondrer. Question : le marchand est-il en droit de vendre son blé au prix très élevé du moment ou doit-il rendre publiques ses infos personnelles ? Est-ce du prix abusif (price gouging) ou au contraire l’utilisation astucieuse de sa rapidité à venir ? Thomas d’Aquin répondait qu’il avait tout à fait le droit de vendre au prix courant, ajoutant toutefois qu’il aurait été plus correct (c’est mon mot) de donner l’information au marché.

La question n’est pas simple. Il fallait d’abord reconnaître la notion de propriété privée s’agissant d’un élément immatériel comme l’information, tout en en limitant la force. Lessius, proche des intérêts des marchands, suivait le grand maître. « Le fait que je connaisse le futur, expliquait un autre théologien, relève de mon art. » Apparaissait en même temps la notion de marché ouvert où les intervenants, par leurs achats et leurs ventes, communiquaient au public leur opinion sur la direction du prix. Si je vends mon blé à Rhodes, c’est que je pense qu’il ne va pas monter, et ma vente fait baisser le prix. En même temps, le prix élevé rendu public attire d’autres offreurs. Il y a donc, selon Lessius, un effet stabilisateur à cette spéculation, si elle se fait –c’est le point principal— dans un marché ouvert.

Restait le casse-tête de savoir s’il y avait possiblement une bribe d’initié. Les règles étaient simples. Prenant l’exemple du trajet Paris-Bruxelles, si l’intervention sur le marché pouvait être suspectée venir illégitimement de Paris (par exemple, je m’assure à Bruxelles contre l’incendie déjà advenu de mon appartement à Paris), elle ne pouvait pas être qualifiée d’ « initiée » ou de délictueuse (s’assurer contre un sinistre déjà advenu) si elle avait lieu dans moins que 44 heures. Au-delà, il y avait suspicion.[1]

 

La naissance du marché obligataire

C’était incidemment une réponse à la question de l’interdit de l’intérêt, un dogme de l’Église à cette époque. Cet interdit ne s’appliquait pas – ou moins – à des opérations « réelles », disons pour simplifier correspondant à du crédit commercial dans le commerce de marchandises, parce qu’il était plus proche du principe de « partage des profits et des pertes » encore en vigueur dans la finance islamique. Il fallait donc faire preuve d’imagination théologique quand il s’agissait d’opérations purement financières. Lessius soutenait que le véritable danger dans l’opération de crédit était la capacité d’extorsion que le prêteur avait à l’endroit du débiteur. Mais si l’on arrivait à échanger des créances sur un marché plus liquide, on ôterait le lien individuel entre prêteur et emprunteur, avec la relation de domination qui pouvait s’en suivre. Et donc, au lieu de crédits, il fallait échanger des titres financiers sur une place de marché –Anvers en était une des plus importantes en Europe – où viendraient en grand nombre acheteurs et vendeurs.

Je passe tous les arguments très actuels (risque, liquidité principalement) qu’agitaient nos jésuites pour justifier que la créance soit « escomptée », c’est-à-dire soit rachetée en dessous de son pair, ce qui faisait ressortir en creux le taux d’intérêt. Car la liquidité obtenue sur le marché aidait en même temps à atteindre le juste prix de la créance, diffusait l’information et rendait plus difficile la manipulation, l’extorsion ou la domination, notamment si les intervenants étaient tous des « professionnels » avertis. Lessius esquissait d’ailleurs des principes en guise de barrière quand un simple particulier était en contact avec l’un de ces professionnels, une sorte d’embryon, nous dit Decock, de réglementations en matière de protection du consommateur.

Dans ce contexte assez débridé, les marchés financiers ont atteint une sorte d’âge d’or à cette époque préclassique. On y échangeait de tout. Y compris des contrats d’assurance, toujours avec l’argument que la liquidité sur l’actif (en l’occurrence la dette ou créance contingente qu’est la police d’assurance) allait aider à la formation d’un bon prix et donc éviter la domination par le preneur ou le souscripteur d’assurance. Toujours cette obsession de la bonne concurrence chez Lessius et les religieux de l’époque, qui allait, nous indique Decock, directement influencer les chefs de file de l’« ordolibéralisme », à savoir ces économistes et politiques allemands dans les années 1930 à 1950 qui ont façonné le cadre idéologique de l’ « économie sociale de marché » de l’Allemagne de l’après-guerre et, au-delà, du marché commun de l’Union européenne naissante. (Nota : il va de soi que les contrats d’assurance aujourd’hui ne sont plus cessibles. Notre ami Lessius n’avait pas ouvert totalement les yeux sur les horreurs qu’une telle facilité permettait.)

 

L’origine de la propriété intellectuelle

Elle est venue des premiers éditeurs-imprimeurs (les deux fonctions étaient liées) de livres, un métier en extraordinaire expansion depuis la découverte de l’imprimerie, qui ne se compare guère dans ses conséquences qu’à l’invention d’internet aujourd’hui. Confectionner un livre de qualité prenait beaucoup de temps et d’argent. Certains demandaient quatre ans de travail à l’imprimeur. Les imprimeurs cherchaient donc bien naturellement à avoir une garantie d’exclusivité dans la diffusion de leurs livres. L’investissement était tel d’ailleurs que c’est l’imprimeur plus que l’auteur qui détenait ce qui allait devenir des droits de propriété intellectuelle (ce qui fonctionnait quand même un peu à l’avantage du l’auteur, s’il arrivait à fidéliser l’imprimeur). Mais qui pouvait donner une telle exclusivité et surtout la rendre opposable judiciairement ? Il n’y avait que le Prince qui disposait d’une telle autorité. Et encore uniquement sur ton territoire. (C’était le cauchemar de Charles Dickens près de trois siècles plus tard : dès qu’un de ses livres à succès sortait en librairie à Londres, un petit malin l’emmenait à New-York où il était imprimé et diffusé de façon pirate. C’est ce qui explique le développement mondial de Penguin : la bonne réponse était d’installer une filiale aux États-Unis et de sortir le bouquin en même temps.)

Mais tout cela provoquait un dilemme historique amusant. Car voici que le Prince, doté du pouvoir de protéger le livre, acquérait celui d’en contrôler le contenu. Le libéralisme moderne, né en partie de la révolte contre la police des idées par le souverain, vient donc aussi de ce bras-de-fer autour du droit de propriété sur les idées pourtant garanti par le souverain. C’est à compter parmi les multiples conséquences de l’invention majeure de Gutenberg.

 

L’origine des monts-de-piété

Voulant participer à la reconstruction d’une économie durement affectée par des longues années de guerre à la fin du 16e siècle, Lessius s’était battu pour la création à Bruxelles d’un mont-de-piété, à savoir une institution de prêt pour les plus démunis. Il s’agissait de mettre à disposition de tous l’accès à un crédit à la fois moins cher et régulé. Car l’alternative n’était pas l’absence de crédit (on veut toujours éviter aux « pauvres » de tomber dans les griffes du crédit), mais un crédit inévitable entre les mains de prêteurs usuriers, en pratique à l’époque les prêteurs lombards et juifs, dont les « tables de prêt » affichaient des taux compris couramment entre 30 et 40%.

Elles avaient été montées par les Franciscains dans la seconde moitié du 15e siècle, initialement à Rome, avec quelques arrière-pensées anti-juives qu’il ne faut pas nier, ce qui était assez injuste puisque c’était les souverains qui avaient intérêt à cantonner les lombards et les juifs dans ce seul métier, pour mieux pouvoir les pressurer le moment venu.

Le capital des monts fut constitué par une combinaison de donations pieuses et de ventes de rente offrant un taux d’intérêt d’environ 6,25 %. La « montagne d’argent » ainsi accumulée (le mot « mont » fait référence au verset du Psaume 67 évoquant l’image d’une montagne de Dieu porteuse de bénéfices) fut prêtée aux clients moyennant un intérêt d’environ 12 à 15 %. [et donc trois fois moins cher que les tables de prêt] Les monts-de-piété stimulaient le crédit à destination des plus démunis tout en offrant la possibilité aux détenteurs de fonds de réaliser un placement éthique.

En effet, placement éthique. Parce que les détenteurs de fonds avaient des opportunités de placement bien plus profitables. (Il faut avoir à l’esprit que les taux d’intérêt de l’époque étaient beaucoup plus élevés pour de multiples raisons, liquidité, risque, interdit religieux de l’intérêt. Voir dans Vox-Fi : Taux d’intérêt, la très très très longue vue. Et pour aider l’éthique, rien de mieux, les autorités de l’Église ne s’en privaient pas, que de distribuer aux généreux prêteurs quelques bonnes indulgences. [Il y a un développement formidable dans le livre sur les indulgences. Marqués comme nous le sommes tous par la critique qu’en avait fait Luther, on en comprend mal la logique. Je suis ressorti de ma lecture en pensant désormais que ce n’était pas un si mauvais système, que le problème n’était pas tant l’indulgence en elle-même, que le monopole que s’octroyaient les clercs de l’Église dans leur distribution. Un autre marché financier à créer ?]

Dans le cas bruxellois, le projet n’a pas manqué d’attirer les oppositions. D’abord du lobby des prêteurs lombards qui voyaient la concurrence qui allait tuer leur business, de l’autre des rigoristes religieux qui voyaient avec horreur la puissance publique s’occuper d’une activité de prêt à intérêt interdit par le dogme. Habilement, le lobby lombard est venu agiter l’argument religieux de l’interdit de l’intérêt, ce qui peut paraître paradoxal. En fait, l’activité de « table de prêt » vivait dans une zone obscure, tolérée par le souverain mais soumis à ses caprices, et réservée à des étrangers à la cité (donc des lombards ou des juifs). Les Lombards ont donc financé des consultations de droit canon auprès des théologiens de la Sorbonne.

C’est là que notre Lessius, toujours ami des financiers, est intervenu. Osant un argument non théologique : « Il est nécessaire de […] supprimer les usuriers qui épuisent les ressources du peuple partout en dominant le marché. À plusieurs égards, ce serait extrêmement utile pour la république. » Il fait la remarque qu’en généralisant ces institutions de prêt, on pourrait jouer de l’effet d’échelle et de diversification pour faire baisser le taux d’intérêt créditeur, jusqu’entre 6 et 10%, calculait-il. Il recommandait une finance « éthique » : en cas de saisie du gage, il voulait que le solde éventuel résultant de la vente soit reversé au prêteur et de ne rien charger pour les retards à payer. Nos banques actuelles, qui arrivent à gagner tout à fait bien leur vie sur la clientèle démunie, à coup de commissions de retard et d’arriérés, feraient bien de méditer notre Lessius.

Une aussi belle institution risquait évidemment d’être détournée de sa mission première. Parmi les gens démunis, se sont de plus en plus faufilés des « désargentés », des gens d’affaires, des nobles à la recherche de ressources moins coûteuses, etc. Toute intervention publique attire les transgressions, ce qui n’est nullement un argument pour ne pas les mettre en place.

Une conclusion avant que vous achetiez le livre. Wim Decock défend une idée au travers du livre : l’« esprit du capitalisme » n’est pas que le privilège des protestants selon la célèbre thèse de Max Weber. Il était tout autant, sinon plus, présent en terre catholique, un peu grâce ou à cause, c’est selon, des scolastiques du 16e siècle. (Certaines personnes de pays catholiques sont agacées, peut-être par chauvinisme latin, que ce soient les pays protestants qui une fois de plus aient devancé l’histoire ; d’autres sont au contraire satisfaites que ce soit le seul catholicisme qui ait su nous mettre en garde contre les délices vénéneux de la finance et du capitalisme.)

 

Lire aussi : La chronique des livres, retour sur le capitalisme

 

[1] Ceci me rappelle la belle histoire qui fut racontée à Woflgang Büscher (Allemagne, un voyage, L’esprit des Péninsules, 2006) alors qu’il admirait le pigeon sculpté sur le linteau d’une maison de Walterdorf, un minuscule village dans la forêt de Bohème côté allemand. La sculpture était un hommage au pigeon, lui dit-on, pour la vitesse avec laquelle il savait à l’époque franchir la distance entre Prague et le village. En effet, il était d’usage dans ce village au 19e siècle de jouer à la loterie autrichienne. Les numéros gagnants étaient tirés à Prague, la diligence les transportaient par-dessus les montagnes et cela durait une journée entière. Les joueurs à la frontière avaient le loisir de parier une journée de plus. Il suffisait donc à certains, pendant cette journée, d’attendre puis de jouer les numéros gagnants transportés par l’heureux pigeon. Quelques belles fortunes furent faites dans ce village, parait-il. Cela évoque, deux siècles avant, les batailles de réseaux électroniques que se livrent les sociétés de trading à haute fréquence pour être le premier à capter la bonne information.

 

 

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