Le libéralisme, en tant que doctrine politique et économique, n’a plus vraiment de rival depuis la seconde moitié du 20ème siècle. À vrai dire, c’est depuis l’âge de Locke, Rousseau, Spinoza et Adam Smith et quelques autres qu’il domine les autres corps de pensée : c’est lui par exemple qui est à la base de la promotion de l’individu en tant que sujet politique, lui qui a donné les principes constitutifs et a façonné la plupart de nos institutions ; c’est lui qui a le plus d’influence aujourd’hui en matière de modèle et de politique économiques. Et pourtant – peut-être à cause de ce succès et de l’impossibilité de lui désigner des concurrents – il n’y a pas de doctrine dont le nom même porte plus d’ambiguïté. Aux États-Unis, le libéral n’est vu que sous l’aspect du libéralisme sociétal, c’est-à-dire, pour simplifier, des mœurs, et est honni par tout bon membre du parti républicain. Le libéral sera par exemple tout à la fois en faveur du mariage gay et d’Obamacare, la couverture santé universelle mis en place récemment aux États-Unis. Comme le mot là-bas est désormais capturé par la gauche politique, les libéraux de l’autre camp se font appeler du nom un peu compliqué de « libertarien ». Tout le contraire en Europe. Le libéral – on dit le néo-libéral ou l’ultra-libéral pour marquer le point –  n’est quasiment vu ici que sous son volet économique. Il sera décrit comme un tenant rigide du marché, dit « débridé » pour l’occasion, considérant la dépense publique comme une infection. C’est particulièrement le cas en France où la rhétorique anti-marché a toujours prospéré, et pas seulement à gauche. Du coup, il n’y a pas vraiment dans l’offre politique française de gens qui s’appellent « libéraux ». Pour l’Europe, les grandes exceptions sont les partis libéraux d’Allemagne ou de Grande-Bretagne, plutôt associés à des partis conservateurs, et qui cherchent avec un succès mitigé leur voie entre libéralisme économique et libéralisme culturel et sociétal.

 

Du coup, malgré l’hégémonie doctrinale, le pur libéral est toujours un malheureux, un minoritaire mal reconnu, un prêcheur dans le désert. On sait que ce syndrome d’encerclement fait courir le risque de faire secte. S’ajoute à son malheur qu’il ne se reconnaît en rien dans la distinction que je viens de faire entre libéralisme économique et libéralisme sociétal : avec de bons arguments, il dira que la pensée libérale est cohérente et homogène. S’il est de droite, on dira ci-après « libertarien », il jugera que des institutions libres et démocratiques, permettant l’épanouissement des individus, supposent des droits de propriété et des contrats garantis, c’est-à-dire un marché libre. S’il est du lignage de gauche, on dira ci-après « social-démocrate », il jugera que le respect des libertés individuelles, en matière d’expression d’opinion, de cultes, de pensées, etc., suppose des institutions fortes, garanties par l’État et capables d’assurer un certain degré d’égalité des chances et de protection sociale.

 

Le livre de Jean-Marc Paturle appartient sans conteste au premier des deux lignages. Il faut absolument le lire. C’est un livre court, remarquable sur le fond, et très heureusement écrit, ce qui impressionne sachant que l’auteur a passé davantage de sa vie à gérer une entreprise qu’à s’exercer à écrire des livres. Il est mis en vente à 5€, ce qui atteste de la volonté d’en faire une sorte de bréviaire accessible à tous. Son titre complet est « Le libéralisme raconté pour que nos enfants vivent libres » (éditions Roguet, 2013), à nouveau pour attester de l’unité de la doctrine dans ses volets libertés économiques, libertés individuelles et État minimal. Le fait d’être « raconté » est une judicieuse astuce de style qui permet à Paturle de parler à la première personne et de s’adresser en direct à son lecteur, ce qui rend le livre captivant, punchy et disons-le (presque) convaincant.

 

Le lire est d’abord une façon commode de s’initier à la lecture des grands textes du libéralisme « de droite », et en premier lieu Friedrich Hayek, le grand économiste autrichien. Pour le lecteur qui appartient au lignage social-démocrate, c’est un moyen de confronter ses propres convictions à celles de ses cousins. Symptôme désolant, il semble que cet appel à lire et écouter le point de vue de l’autre camp soit peu répandu. Quand on consulte la référence du livre de Paturle sur Amazon, on se voit indiquer que « les lecteurs qui ont aimé le livre » aiment aussi les livres de Hayek, Bastiat, Milton Friedman, Nozick…, c’est-à-dire tous les chantres libertariens, comme s’il s’agissait quand on lit un livre de n’y chercher qu’un appui à ses propres idées. On aimerait apprendre que ces lecteurs aiment aussi lire Rosanvallon, Rawls ou Canto-Sperber, du camp social-démocrate. Et bien-sûr réciproquement. Ayant écrit les noms de ces derniers auteurs, qui sont d’un accès pas toujours commode, on se prend à regretter qu’il manque dans le camp social-démocrate – à ma connaissance – un livre qui ait la simplicité et l’efficacité de celui de Paturle, un livre qui aurait pour titre : « La social-démocratie racontée pour que nos enfants vivent dans un monde plus juste ».

 

Maintenant que j’ai payé ce petit hommage à l’esprit d’ouverture, me voici dédouané et donc autorisé à faire une critique du livre de Paturle en prenant résolument le point de vue qu’il appelle, pas toujours gentiment, social-démocrate.

 

Paturle insiste avec Hayek, à juste raison à mon sens, sur le fait que beaucoup de notre fonctionnement social ne résulte pas d’une conception préétablie par on ne sait quelle autorité, mais d’un long processus historique d’essais et d’erreurs consistant à sélectionner les règles qui marchent, qui favorisent le développement d’un groupe humain ou d’une société. La construction du droit ou des règles de politesse relèvent ainsi typiquement de ce que Hayek appelle un « ordre spontané ». L’économie de marché obéit à ce type d’évolution : qu’on pense par exemple au statut juridique de « société anonyme » qui s’est progressivement imposée en deux siècles comme le mode de propriété du capital le plus commun et, à certains égards, le plus performant. Le marché lui-même résulte selon Hayek d’un ordre spontané, c’est-à-dire qu’il obéit à quelques règles simples, avec une parcimonie très efficace puisque le gros de l’information sur les biens échangés repose simplement sur le prix atteint à l’équilibre entre acheteur et vendeur. S’oppose à l’ordre spontané, selon Hayek, l’ « ordre artificiel », façonné par une personne ou un groupe précis, par exemple l’organisation d’une armée, d’une entreprise particulière, d’une administration. « L’ordre artificiel, écrit Paturle, n’est pas inutile, bien au contraire. (Il est) même souvent d’une extraordinaire efficacité. Pensez à l’organisation mise en place par la NASA pour atteindre l’objectif qui lui avait été fixé, d’envoyer un homme sur la lune. » Mais l’ordre artificiel a un défaut : s’il n’est pas conçu en vue d’un objectif précis, ciblé et limité en taille, il sombre souvent dans le compliqué et le bureaucratique. Une société, un pays, une culture, ça ne se planifie pas. D’où l’opposition féroce de Hayek aux « constructivistes », ainsi qu’il appelle les ingénieurs sociaux qui pensent à eux seuls pouvoir inventer la société parfaite et maîtriser complètement sa dynamique et son destin. On ne maîtrise jamais l’aspect complexe du réel (ce qui ne veut pas dire « compliqué », pour introduire comme le fait l’auteur une distinction utile entre les deux notions). En particulier, c’est une illusion de penser prévoir l’avenir.

 

Il en résulte une obligation de modestie de la sphère politique, notamment dans les objectifs qu’elle doit se donner. C’est, selon Paturle qui fait parler Hayek, une illusion qui conduit à tous les totalitarismes que de concevoir l’État comme l’instrument qui va permettre de programmer la société. Il est préférable de reconnaître la nature d’ « ordre spontané » qu’a l’économie de marché, et de se limiter à poser ou à préserver les règles de base qui permettent son fonctionnement au mieux. Pour les nommer, elles sont au nombre de trois : le respect de la personne d’autrui, le respect de sa propriété, et le respect des contrats qu’elle conclut avec les autres. On reconnaît ici la prescription classique d’un État minimal, limité à ses fonctions régaliennes d’établir le droit, de le faire respecter et d’assurer la défense nationale.

 

En quoi cette description du libéralisme gêne-t-elle le social-démocrate, pour camper à nouveau l’opposition historique entre les deux branches cousines ? Parce qu’il y voit deux contradictions.

 

La première vient de la fragilité de l’opposition entre ordres spontané et artificiel. Il n’y a pas de limites étanches. Paturle cite le langage comme l’archétype même de l’ordre spontané : on n’a pas « inventé », dit-il, la langue française ; elle est venue et a évolué toute seule. Quand on a cherché à inventer l’espéranto, c’est avec le succès qu’on sait. Mais l’exemple ne semble pas le bon : l’hébreu moderne est une langue réinventée de neuf à la création de l’État d’Israël, comme l’a été paraît-il le sanskrit. Les règles orthographiques et grammaticales du français ont été « fixées, en toute ignorance et absurdité, par les pédants du 17ème siècle » (Paul  Valéry). Le libéral devrait exiger la suppression de l’Académie française, qui introduit sottement de l’artificiel dans le spontané. Bien que l’Académie compte encore sa dose de pédants, ce serait là encore trop simple : l’Académie royale espagnole a su au contraire intelligemment régler et simplifier l’espagnol, une langue aujourd’hui plus vigoureuse que le français et plus facile à acquérir pour l’étranger. Dans le domaine de l’urbanisme, de grandes villes comme Londres ou Sao-Paulo peuvent naître d’un ordre spontané ; d’autres, comme Saint-Pétersbourg d’un ordre artificiel. New-York, comme toutes les villes en damier du continent américain, est intermédiaire. Autrement dit, spontané et artificiel sont difficilement distinguables en matière sociale, ce qui fait perdre de l’efficacité à la notion.

 

Il est illusoire de penser que le marché résulte lui-même d’un ordre spontané : il faut des institutions, des règles, des habitudes, des règlements administratifs pour qu’un marché puisse naître et remplir correctement sa fonction de produire de l’information et de distribuer les ressources avec efficacité. C’est par un bricolage incessant, piloté le plus souvent par la sphère politique, qu’un marché saura ou non fonctionner. On le voit en matière financière : avant d’en arriver à la monnaie papier qu’on connaît aujourd’hui, combien a-t-il fallu d’essais et d’erreurs législatifs ? La titrisation est probablement une remarquable innovation, analogue à celle du papier monnaie à la fin du 17ème siècle, mais on a payé en 2008 pour savoir qu’en absence de règles de marché précises, d’institutions, de droit, chacun impulsé par l’État, elle ne peut prospérer. On le voit dans les tentatives d’instaurer des marchés pour mieux gérer les ressources rares comme l’air pur ou l’eau. La taxe reste encore aujourd’hui un instrument meilleur que les quotas négociables d’émission, même si des mécanismes seront probablement trouvés dans le futur pour rendre la technique de marché plus efficace.

 

Il n’y a pas de voie rapide : l’économie fonctionne sur la base du contrat (le marché) et de la relation de commande (la hiérarchie, la loi, l’administration). Les deux montrent leur efficacité et leurs limites. Au sein même de l’entreprise, les relations ne sont pas des relations de marché, mais des relations de hiérarchie, de relations administratives, etc. Par exemple, il n’y a pas de contrats et de prix de marché dans les relations entre une DRH et une direction commerciale. Au vrai, l’activité purement bureaucratique occupe beaucoup plus de monde au total dans les entreprises privées que dans l’administration de l’État. (Pour certains, dont le grand économiste libéral Ronald Coase, c’est même la définition d’une entreprise que d’être le lieu où la nécessaire coopération ne peut s’effectuer sur une base contractuelle, apte à recevoir un prix, mais au contraire via la relation hiérarchique. Quand on peut pleinement formuler en termes contractuels les relations qu’entretiennent les diverses activités au sein d’une entreprise, cela veut dire aussi qu’on peut les séparer, les filialiser, les vendre, etc.). Il est assez certain que les entreprises privées ont mieux su gérer leur organisation interne, c’est-à-dire leur propre bureaucratie, avec des gains d’efficacité et de productivité considérable ces vingt dernières années, alors que l’État reste très en retard en la matière. Il est vrai aussi que nos sociétés démocratiques ne doivent pas s’exonérer, dans la gestion de l’État, d’une réflexion sur le conflit d’intérêt latent dans lequel les politiques exercent par force leur activité : en tant que décideurs, ils font des choix qui doivent répondre à l’intérêt général tel qu’exprimé par le jeu démocratique. En tant que personnel politique, ils cherchent à défendre leur outil de travail, ce qui les pousse à exclure les solutions qui réduisent le rôle de l’État. La France est ici un des plus mauvais élèves.

 

L’État lui-même, c’est-à-dire le besoin d’État, n’échappe pas à cette ambivalence et résulte en grande partie d’un ordre spontané (ce qui désespère les libertariens). Le curseur a fortement évolué en faveur de l’État depuis un siècle et Paturle s’indigne que les hommes de l’État accaparent aujourd’hui 57% des richesses que nous produisons contre 13% en 1900. La réponse est multiple, mais on ne peut oublier que la demande pour les services de l’État (qui participe aussi à la création de richesse, il faut le rappeler) a crû. Pour prendre un seul exemple, la population avait une espérance de vie de moins de 60 ans en 1900, de sorte que l’assurance vieillesse n’avait pas trop à exister et pouvait reposer sur la solidarité familiale. Ce n’est plus le cas maintenant que l’espérance de vie se rapproche des 85 ans. Le libertarien dira que l’assurance vieillesse peut tout à fait être produite à partir de pures mécanismes de marché, et cette question est parfaitement légitime puisqu’elle nous renvoie à l’interrogation très pratique et très instrumentale de savoir quel est le bon « mécanisme » pour protéger contre le risque vieillesse : un contrat purement privé et non obligatoire, une assurance privée ou publique obligatoire, un mécanisme de répartition assuré par des institutions publiques. Tous les pays cumulent à des degrés divers ces trois types de couverture. (En bon libéral, je me suis toujours demandé pourquoi, lorsque l’assurance retraite est rendue quasi obligatoire pour les salariés par l’entreprise, comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons et dans certains pays d’Europe du nord, les cotisations n’étaient pas comptées comme des prélèvements obligatoires. L’assurance-auto tombe dans cette catégorie.) Ne pas oublier aussi que les services publics sont mesurés dans le calcul du PIB (celui qui rentre dans le ratio du 57% cité par Paturle) par leur coût, i.e. par exemple les salaires des militaires ou des policiers employés, plus leurs équipements. Est-ce la mesure du service rendu, si par exemple ils nous épargnent la catastrophe d’une agression étrangère ou d’une agression privée ?

 

Autrement dit, le politique, dans un sens pleinement libéral, doit s’accommoder de ces deux instruments ou mécanismes que sont le marché d’un côté, l’administration de l’autre.

 

Mais il faut aller plus loin, parce qu’il serait hélas trop simple de penser qu’il suffit de faire le choix entre marché et administration et retenir le plus efficace. Le plus souvent, il y a à la fois défaillance du marché et défaillance de l’action administrative censée réparée la première défaillance. (Très probablement, s’il y a défaillance du marché, c’est que la situation est complexe et l’intervention administrative ne sera pas exempte d’imperfections.) Le libertarien se sert de l’imperfection qu’il est tout heureux d’avoir détectée pour condamner l’ensemble de l’intervention de l’État dans le domaine en question. Pire, il tombe facilement – Paturle ne fait pas exception – dans ce que j’appellerais la rhétorique de la bonne intention ou de l’effet pervers : « Oui, cher social-démocrate, votre intention est juste et généreuse, mais voyez-en l’effet final ! Votre belle mesure nuit précisément à ceux qui vous vouliez aider ! L’enfer est pavé de bonnes intentions ! » Eh bien non ! Il faut tolérer l’effet pervers, parce qu’il est, comme pour les médicaments, inévitable. « Une bonne cause, disait génialement le grand économiste Paul Samuelson, vaut bien un peu d’inefficacité ». En matière de redistribution des revenus, il faut tolérer qu’il y ait des excès et des resquilleurs si le sens général de la mesure est le bon, et non renvoyer dos à dos les défaillances du marché et les défaillances de l’État, pour d’ailleurs au final ne condamner que les dernières.

 

La deuxième contradiction tient au message même des libertariens : il faut toujours pour eux substituer au « mécanisme État » le « mécanisme  marché ». Voici une recommandation bien loin du laisser-faire. La mettre en œuvre suppose une bonne dose d’ingénierie sociale, un violent rejet de l’ordre spontané. Je ne parle pas simplement du sans-dessus-dessous qu’impliquerait le passage soudain de l’État tel que nous connaissons à la définition puriste de l’État minimal. Mais plus avant, du fait que toute action de retour en arrière est extrêmement « constructiviste ». Par exemple, Paturle, après avoir défini l’État minimal comme limité aux fonctions de justice, police et fixation des règles de droit, indique au détour d’une phrase qu’il faut « quand même » un filet de protection sociale minimale pour les laissés-pour-compte. Mais comment le définir ? Ou arrêter le filet ? N’est-ce pas une atteinte au respect de la personne qu’on appelle laissé-pour-compte quand on le considère en tant qu’individu libre et autonome ? Cette prise en charge par autrui n’est-elle pas paternaliste, et donc une entorse aux principes libéraux posés initialement ? Le libéralisme dans sa version social-démocrate sait traiter, même imparfaitement, cette question de principe. (Surprise ! Quand on donne du revenu au pauvre, on dira que ceci l’incite à ne pas travailler. Quand on donne du revenu au riche, sous forme de baisse d’impôt, on dira avec le même sérieux que cela l’incite à travailler plus. Épatant, non ?)

 

Autre exemple, Paturle se prononce, à la suite de Milton Friedman, en faveur de « coupons pour l’éducation ». Tout enfant, d’une famille pauvre ou riche, se verrait remettre un coupon permettant à ses parents d’envoyer l’enfant dans l’établissement scolaire de son choix. Bonne façon d’instaurer de la compétition entre établissements et d’éviter leur bureaucratisation. Pourquoi pas, là encore. La concurrence ne fait probablement pas de mal, à en juger par les meilleurs succès scolaires en Bretagne ou dans les autres régions françaises où il y a une réelle rivalité entre écoles publiques et privées. Mais quelle ingénierie ! Devra-t-on subventionner le transport scolaire pour permettre à la famille à faible revenu d’exercer véritablement sa liberté de choix ? Ou subventionner les loyers pour lui permettre d’accéder aux lycées des beaux quartiers ? (Ce ne sont pas des élucubrations, cela a fait l’objet de vigoureux débats politiques aux États-Unis.) En tout cas, le ver est dans le fruit, et notre libertarien se transforme vite, une fois aux manettes du pouvoir et confronté à l’épineuse réalité, en bon bricoleur social.

 

Paturle consacre tout un chapitre, très pédagogique, à l’impossibilité de prévoir les événements rares, à la sottise de raisonner et de prévoir comme si tout devait se ramener à la moyenne. Dans un autre chapitre, très hagiographique, il vante la préscience de Hayek qui a su « prévoir » la crise de 1929. Mais n’était-ce pas un événement extrême, hors du champ de la prédiction ? Hayek a aussi prédit, dans son livre de 1945, « La route de la servitude », que nos sociétés modernes, à cause de la place toujours croissante qu’elles donnent à l’État, étaient sur la route du totalitarisme sur le modèle soviétique ou nazi. Soixante-dix après, la prédiction est juste sur la part croissante de l’État, erronée, touchons du bois, sur la montée du totalitarisme.

 

Paturle est fasciné par ce qui apparaît, à juste raison encore, comme une des qualités du capitalisme, à savoir que dans son modèle pur, il n’a pas besoin de vertu. C’est l’organisation sociale qui consomme le moins de cette ressource rare qu’est la vertu. Il fonctionne sur l’intérêt individuel des acteurs, orienté en principe dans un sens tel qu’il participe à l’intérêt collectif. L’intérêt individuel est glorifié (ce qui fait que l’économiste, ce prêtre moderne, apparaît si souvent cynique, en plus de manquer de la pompe de nos prêtres anciens). Mais c’est se donner un juge trop conciliant que de peser les qualités de l’économie de marché en la comparant éternellement au nazisme, au communisme russe et au féodalisme. On aimerait que Paturle use de tests plus sévères. Il vante à raison la Suisse comme modèle de fonctionnement démocratique, mais il ne l’évoque pas en tant qu’État social, dont les dépenses publiques dans le PIB atteignent 41,1% en 2012. Et sans partir pour la Suisse ou la Scandinavie (59,4% au Danemark !), les exemples abondent où à l’évidence le marché ne sait pas remplir son rôle : pollution, pauvreté, exploitation des salariés, abus de position dominante … Le marché ou le contrat privé peuvent même contribuer à empirer les choses. Il faut, pour le malheur de certains, rendre sa place à l’État. Le livre de Paturle sert à rebours à s’en convaincre.

 

[Pour lire une excellente revue de ce qu’est le libéralisme économique « de droite » et « de gauche », voir dans la République des idées du 11 juin 2011, la revue que fait David Spector d’un livre de Bernard Harcourt.]

 

Auteur : Jean-Marc Paturle
Éditions : Roguet
broché, 202 pages (20,8 x 14,6 x 1,8 cm)
Prix : 5 €
ISBN : 979-1091600026