On tire le commentaire suivant d’un des plus formidables livres parus sur la finance depuis pas mal d’année : « Reprendre le contrôle de la dette », par Lord Adair Turner, éditions de l’Atelier, 2017. Son chapitre 8 porte sur l’importance qu’a eu pour le développement de nombreuses économies ce qu’il appelle la « répression financière ».

Bien que le livre dénonce la tendance forte à un excès d’endettement, pour cause d’avoir complètement remis aux banques privées la création monétaire et le crédit, Turner prend bien soin de préciser que l’endettement a de tout temps été un facteur majeur dans le décollage et la croissance des économies. Mais, dit-il, cette période de financement par dette des économies s’est souvent faite dans un contexte de répression délibérée des marchés financiers libres. Ni la quantité ni la destination de crédit par les banques n’ont été laissé aux forces de marché libéralisées, si l’on prend par exemple deux des plus beaux succès de rattrapage économique, celui du Japon dans les années 60 et celui de la Corée dans les années 80. Et même aussi dans le cas de la Chine des 30 dernières années.

« Ces pays ne se sont pas enrichis avec des systèmes financiers libéralisés, des flux de capitaux non contrôlés, ni même avec le libre-échange. Les mesures prises par chacun varient, mais la taxation des produits industriels, la répression financière et l’encadrement du crédit ont joué partout un rôle essentiel. Ces pays se sont enrichis en rejetant presque tous les précesptes du « consensus de Washington » qui est devenu par la suite dominant, et les théories néoclassiques de l’efficacité économique sur lesquelles ce consensus était bâti. 

Bien-sûr, ce consensus n’avait pas encore été conceptualisé quand ces pays ont entamé leur rapide rattrapage. Ce fut leur chance. »

Pour les pays en rattrapage rapide, il s’agit d’investir massivement et pour cela de réprimer la consommation courante, et de transférer vers l’industrie les ressources libérées. Les pays peuvent accomplir la chose de plusieurs manières :

« L’Union soviétique […] usa de la méthode la plus directe et la plus brutale, en forçant les paysans à fournir gratuitement des céréales pour nourrir la main d’œuvre […] industrielle. Alternativement, les États peuvent aussi financer directement ou subventionner les investissements, même dans une économie en partie capitaliste, les ressources nécessaires venant de l’impôt, de l’émission d’obligations d’État ou de l’impression de monnaie fiduciaire. Chacun des ces moyens réduit à sa façon la consommation réelle pour permettre une hausse de l’investissement réel. »

Les mécanismes précis par lesquels se font ces transferts d’un point de vue financier lorsqu’interviennent les banques privées suivent toujours la même logique.

« Lorsqu’un nouveau crédit est consenti aux entreprises, les ménages sont obligés ou vivement encouragés à conserver en banque les dépôts supplémentaires. Et les ménages peuvent augmenter leur épargne et les soldes de leurs comptes si le taux d’intérêt qu’ils perçoivent est si faible qu’ils doivent épargner afin d’assurer des ressources appropriées pour leur retraite à venir et pour leurs autres besoins. […] Au Japon, les banques privées y étaient contraintes par les directives de la Banque du Japon et du ministère des finances. […] L’épargne des ménages était confrontée à des taux d’intérêt réels négatifs, alors que les entreprises pouvaient emprunter à bon marché.

Bien-sûr, le système ne fonctionnait que si […] l’accès des épargnants à d’autres options de financement était limité par la réglementation. Les mesures de crédit dirigé et subventionné étaient donc appuyées par des restrictions de concurrence dans le domaine des services financiers aux particuliers et par le contrôle des capitaux qui empêchait les épargnants d’investir à l’étranger. »

Turner ne le mentionne pas, mais la reconstruction de la France pendant les trente glorieuses, s’est faite également dans un contexte financier d’encadrement du crédit et de financement monétaire des déficits publics, ce que les gens de ce qui était alors Bercy appelait du nom de « circuits monétaires du Trésor ». En pratique, on fixait les taux d’intérêt à un niveau très bas, ce qui forçait les ménages français à épargner beaucoup, une épargne qui retournait dans l’économie via les placements auprès des banques, eux-mêmes replacés auprès du Trésor Public. Il a fallu attendre Raymond Barre pour lever complètement le système.

Turner souligne que ce qui a réussi dans ces trois pays asiatiques n’a pas toujours marché. L’Indonésie ou à un degré moindre la Thaïlande sont des contre-exemples notoires. L’Amérique latine s’est essayée à cette stratégie sans aucun succès (il est vrai qu’elle privilégiait la substitution des imports par la production intérieure au lieu de s’inscrire d’emblée dans la division internationale du travail). En particulier, une épargne et surtout un financement régi centralement risque la capture par le corps politique et donc des critères d’allocation des ressources souvent critiquables. De plus, ce qui convient pour un pays en rattrapage convient beaucoup moins pour un pays déjà développé et proche de la frontière technologique. Or, l’expérience montre qu’il est très complexe de faire la transition d’un système de crédit administré avec sous-rémunération de l’épargne et un financement plus riche et diversifié. Le Japon a payé cette transition de l’éclatement d’une énorme bulle bancaire et immobilière au début des années 90 qui a entraîné une déflation dont il n’est peut-être pas encore sorti. La Chine, aux yeux de Turner, est aujourd’hui face à cette transition et est désormais selon lui la principale source de soucis financiers que le monde connaît aujourd’hui.

S’agissant de la France, si l’on peut ajouter, il faut reconnaître que cette transition, opérée par les Barre, Delors et Bérégovoy, s’est faite sans choc notable sur la croissance et sans déstabilisation financière forte.