L’endettement des pays moins avancés : une remarque financière

On assiste, sur les années récentes, à un retournement financier tout à fait inédit à l’échelle internationale, nous dit la Banque mondiale dans son dernier International Debt Report 2024. Les pays à bas et à moyen revenu (exception faite de la Chine) recevaient traditionnellement des apports de fonds pour leur développement, et ceci sous forme de dette venant tant des investisseurs privés que des États et des organismes multilatéraux. Cette configuration est logique : s’ils doivent entamer un processus de rattrapage sur des pays avancés qui sont à maturité, l’investissement doit y être plus important que leur épargne locale. Il y a donc normalement un flux de capital venant des pays avancés.
Or, retournement récent, le flux est en train de s’inverser. Le service de la dette aux pays avancés, c’est-à-dire intérêts + remboursement de la dette existante, a été supérieur de 141 Md$ en 2022 aux nouveaux prêts venus de pays avancés. Désormais, les pays à bas revenu financent les pays développés, ceci sans compter l’exode structurel des capitaux privés que connaissent certains pays à bas revenu. (Ce n’est pas vrai toutefois des institutions multilatérales qui continuent de financer en net ces pays.)
Pour alimenter ce flux de capital, ces pays doivent exporter davantage de biens et services qu’ils n’en importent pour satisfaire leur croissance.
Pourquoi ce phénomène ? Il semble que ces pays ont des difficultés à lever de la dette à l’étranger. Les prêteurs semblent se retirer. On voit la preuve de cela dans le graphique 1. Il montre que les taux d’endettement, entre 30 et 50 % de leur PIB, sont très faibles si l’on compare aux grandes économies occidentales. La France, par exemple, dépasse allègrement les 200 %. Il n’y a guère que le secteur public qui arrive à lever des fonds ; c’est cause perdue pour le secteur privé.
Pour comprendre le mécanisme sous-jacent, il est utile de faire une comparaison avec l’endettement d’une entreprise.
Soit un pays à bas revenu dont le PIB, égal à 1 000, connaît une croissance de 4 % l’an, inflation comprise. Il emprunte à 6 % sur les marchés financiers internationaux, dans une devise qui n’est pas la sienne, car les investisseurs ne veulent pas prendre les risques de change et de défaut relativement élevés du pays.
Sa dette initiale représente 50 % de son PIB et le pays souhaite ne pas dépasser ce niveau, niveau que de toute façon les bailleurs de fonds surveillent attentivement. Pour simplifier le raisonnement sans l’altérer, on suppose que la dette a une maturité d’un an, de sorte que le pays la « roule » régulièrement d’une année sur l’autre.
Comment s’organisent les flux de caisse sur la base de ce simple problème ?
La dette en fin de l’année courante s’élève à 520 pour rester dans la même proportion avec le PIB qui a crû de 4 %. Elle est aussi la somme de la dette de l’année précédente, des frais financiers et du montant de l’endettement nouveau. Un montant négatif pour ce dernier n’est pas une levée de fonds mais au contraire un remboursement net, c’est-à-dire une exportation de capital.
Ainsi, dans notre exemple où les frais financiers sont de 30 au taux de 6 %, on a :
520 (dette en t) = 500 (dette en t-1) + 30 (intérêt de la dette) – 10 (flux de caisse sortant).
La règle générale s’énonce ainsi : si le taux de croissance de l’économie est inférieur au coût de la dette et qu’on ne veut pas que cette dette dérape, alors le pays doit toujours rembourser une portion de sa dette nette. Il est cash-négatif.
On note que ce montant est l’écart entre le taux d’intérêt r et le taux de croissance g appliqué à la dette (voir aussi l’annexe plus bas) :
D × (r – g) = 500 × (4 % – 6 %) = -10. (Si r < g, par contre, l’inverse se produit et l’économie fait appel à du new money en dette. Elle importe donc plus qu’elle n’exporte.)
Cette exportation de capital est bien ce qu’on décrivait en introduction. Au niveau mondial, ce flux négatif s’élève à 141 Md $. Il y a donc bien une fatalité du r – g.
Qu’en est-il pour une entreprise ?
Finance publique et finance d’entreprise ou personnelle reposent sur les mêmes notions. La seule différence, et elle est majeure, c’est qu’une entreprise ou un ménage, ça meurt, alors qu’un État est réputé éternel. La capacité à « rouler » une dette est donc plus facile pour ce dernier parce que les prêteurs préfèrent à tout prendre un défaut financier à un défaut sec parce que le débiteur est mort. On en juge par le montant élevé des assurances décès dans les prêts immobiliers.
Maintenant, une entreprise est-elle soumise de même façon à la fatalité du r – g ? Une première réponse est oui. Il suffit de remplacer PIB par total du bilan ou chiffre d’affaires dans le raisonnement précédent. Si le directeur financier veut conserver un levier de 50 % dans son bilan et que le taux d’intérêt est supérieur à la croissance de son bilan (ceci en supposant que le profit évolue comme le capital), il devra toujours rembourser ses prêteurs en net.
Mais ce n’est pas forcément dramatique comme le montre cet autre petit exemple.
Soit une entreprise agricole, une ferme, qui vaut 1 000 et qui s’endette toujours à 50 % de son bilan. À surface de terre donnée, cette ferme ne connaît pas de croissance de son chiffre d’affaires (g = 0, à inflation nulle) alors qu’elle emprunte à 6 %. Dans ce cas, elle devra toujours verser en net à ses créanciers un flux de trésorerie égal à 6 % × 500 = 30, soit 3 % de son capital.
Est-ce gênant ? Pas forcément si le rendement de son capital (ROCE) est supérieur à 6 %, par exemple à 8 %, c’est-à-dire avec un résultat d’exploitation de 80. Ses actionnaires touchent un montant de 50 (80 – 30) sur les 500 de fonds propres avancés, soit un rendement de 10 %. C’est ce qu’on appelle l’effet de levier financier. Les 50 ne sont pas réinvestis dans la ferme.
On a donc introduit ici un troisième paramètre à côté de r et de g, à savoir le rendement du capital, soit R. Pour affirmer alors : une entreprise peut échapper à la malédiction du r > g, si jamais R > r.
Est-ce le cas pour une économie dans son ensemble ? Non a priori puisqu’un pays n’a pas de « fonds propres »[1] et que son financement externe est intégralement de la dette.
Mais un oui conditionnel cependant. Ce serait le cas d’un pays qui dispose par exemple de fortes exportations d’une matière première. Ainsi, il peut « vivre de sa rente » en exportant son capital financier en même temps que ses matières premières.
Retour sur les pays à bas revenu
Le calcul plus haut n’est pas très éloigné de la réalité économique des pays à bas et moyen revenu. Les deux graphiques qui suivent en témoignent. Le premier montre la forte croissance des frais financiers en 2023, essentiellement dus à la hausse du niveau des taux d’intérêt, désormais à près de 6 % pour les taux de référence à 6 mois. On note le surgissement des frais financiers que cela induit.
Le second graphique met en évidence le reflux des financements nouveaux pour ces pays, très marqué par rapport aux années antérieures. C’est le cas particulièrement pour l’année 2022, sans doute en raison de la récession mondiale liée à la crise du Covid et à la montée consécutive de l’inflation.
Tout cela dans un contexte où le niveau d’endettement des pays à bas ou moyen revenu reste pourtant à peu près constant (voir graphique 1 plus haut), et même se réduit pour les pays les moins avancés. Ne pouvant assurer une croissance suffisante, les flux nets de financement s’inversent. Il leur devient impossible de s’endetter davantage.
Un cercle vicieux s’installe. Ils ont tout à la fois un déficit de financement et l’obligation d’exporter plus qu’ils n’importent, les privant des importations qui sont nécessaires à leur croissance.
[1] Voir cependant ce livre de Patrick Bolton et Haizhou Huang (Money Capital – New Monetary Principles For A More Prosperous Society, 2024, Princeton University Press) développé autour de l’idée que les fonds propres d’un pays sont la dette qu’il est capable de lever dans sa propre devise.