L’endettement des pays moins avancés

On assiste sur les années récentes à un retournement financier tout à fait inédit à l’échelle internationale. Les pays à bas et à moyen revenu (exception faite de la Chine) recevaient traditionnellement des apports de fonds pour leur développement, et ceci sous forme de dette, tant de la part des investisseurs privés que des États et des organismes multilatéraux. Cette configuration est logique : s’ils doivent entamer un processus de rattrapage, l’investissement doit être plus élevé en proportion chez eux que dans les pays avancés, d’où un flux de capital allant normalement des derniers vers les premiers, qu’il s’agisse d’investissement financier en fonds propres ou en dette.
Or retournement, le flux est en train de s’inverser. Le service de la dette aux pays avancés, c’est-à-dire intérêts + remboursement de la dette existante, a été supérieur de 141 Md$ en 2022 aux nouveaux prêts venus de pays avancés. C’est ce que fait connaitre le dernier International Debt Report 2024 de la Banque mondiale : désormais, les pays à bas revenu financent les pays développés, ceci sans compter les capitaux privés allant à l’étranger à la recherche de sécurité. Par conséquent, pour alimenter ce flux inversé, ces pays doivent exporter davantage de biens et services qu’ils n’en importent pour satisfaire leur croissance. Pour être juste, la Banque mondiale et d’autres institutions multilatérales ont injecté près de 85 Md$ en 2022 et 2023 de plus que ce qu’elles ont collectés en paiement pour le service de la dette.
Il semble bien que ces pays sont rationnés dans leur capacité à lever de la dette à l’étranger. Les prêteurs semblent se retirer. Voir graphique 1. Les taux d’endettement, entre 30 et 50 % sont faibles si l’on compare aux grandes économies occidentales, la France dépassant allègrement les 200% : il est clair, en effet, que le secteur privé de ces pays n’a que très peu de moyens d’emprunter à l’étranger.
On essaye ici de comprendre le mécanisme sous-jacent et de faire une comparaison avec l’endettement d’une entreprise. De mon expérience, les fautes de raisonnement abondent dans ce domaine.
Soit un pays à bas revenu dont le PIB, égal à 1 000, connait une croissance de 4% l’an inflation comprise. Il emprunte à 6 % sur les marchés financiers internationaux, dans une devise qui n’est pas la sienne car les investisseurs ne veulent pas prendre les risques de change et de défaut relativement élevés. Sa dette représente 50 % de son PIB et le pays souhaite ne pas dépasser ce niveau, niveau que de toute façon les bailleurs de fonds surveillent attentivement. Pour simplifier le raisonnement sans l’altérer, on suppose que la dette est à maturité d’un an, de sorte que le pays la rembourse intégralement à la fin de l’année et réemprunte de nouveau l’année suivante.
Comment s’organise les flux de caisse sur la base de ce simple problème ?
La dette de l’année courante s’élèvera à 520 pour rester dans la même proportion avec le PIB qui a crû de 4 %. Elle est classiquement la somme de la dette de l’année précédente, plus d’une part les frais financiers et de l’autre le montant de l’endettement nouveau, c’est-à-dire du new money injecté ou encore de la levée de fonds sur les marchés étrangers. Un montant négatif pour l’endettement nouveau est non pas une levée de fonds mais un remboursement net, c’est-à-dire une exportation de capital.
Dans notre exemple, les frais financiers sont de 30, de sorte qu’on a l’égalité suivante :
520 (dette en t) = 500 (dette en t-1) + 30 (intérêts de la dette) – 10 (flux de caisse).
On peut alors énoncer une règle générale : si le taux de croissance de l’économie est inférieur au coût de la dette et qu’on ne veut pas que cette dette dérape, alors le pays est dans une situation où il doit toujours rembourser une portion de sa dette nette, sauf à la laisser filer vers des niveaux où elle n’est plus soutenable. Ici, le remboursement est de 10. On note que ce montant est l’écart entre le taux d’intérêt r et le taux de croissance g appliqué à la dette (voir aussi l’annexe plus bas) :
D x (r – g) = 500 x (4 % – 6 %) = -10. Si r < g, l’inverse se produit et l’économie est obligée de faire appel à du new money en dette.
On retrouve bien la situation observée en introduction. Le service de la dette est de 500 + 30 = 530. Les fonds levés ne sont que de 520. Au niveau mondial, ce flux négatif s’élève à 141 Md$. Il y a donc bien une fatalité du r – g.
La balance des paiements d’un tel pays se présenterait ainsi : des revenus de la propriété, ce qu’on appelle des revenus primaires, négatifs de 30, ce qui affecte d’autant le solde de la balance courante. Côté financier, des flux d’investissement direct en dette, créditeurs pour 520 et débiteurs pour 500.
Effet de levier et dynamique de la dette
Finance publique et finance d’entreprise ou personnelle reposent sur les mêmes notions. La seule différence, et elle est majeure, c’est qu’une entreprise ou un ménage, ça meurt, alors qu’un État est réputé éternel. La capacité à « rouler » une dette est donc plus facile pour ce dernier parce que les prêteurs préfèrent à tout prendre un défaut financier à un défaut par mortalité. Voir le montant des assurances décès dans les contrats de prêts immobiliers.
Maintenant, une entreprise est-elle soumise de même façon à la fatalité du r – g ? Une première réponse est oui. Il suffit de remplacer PIB par total du bilan ou chiffre d’affaires dans le raisonnement précédent. Si le directeur financier veut conserver un levier de 50 % dans son bilan et que le taux d’intérêt est supérieur à la croissance de son bilan (ceci en supposant que le profit évolue comme le capital), il devra toujours rembourser ses prêteurs en net.
Mais ce n’est pas forcément dramatique comme le montre cet autre petit exemple.
Soit une entreprise agricole, une ferme, qui vaut 1000 et qui s’endette toujours à 50 % de son bilan. À surface de terre donnée, cette ferme ne connait pas de croissance de son chiffre d’affaires (g = 0, à inflation nulle) alors qu’elle emprunte à 6 %. Dans ce cas, elle devra toujours verser en net à ses créanciers un flux de trésorerie égal à 6% x 500 = 30, soit 3% de son capital.
Est-ce gênant ? Pas forcément si le rendement de son capital est supérieur à 6 %. Si son résultat d’exploitation est de 80, soit un ROCE de 8%, ses actionnaires toucheront un montant de 50 sur les 500 de fonds propres avancés, soit un rendement de 10 % (on omet l’impôt sur les sociétés qui complique les chiffres). C’est ce qu’on appelle l’effet de levier financier. Les 50 ne sont pas réinvestis dans la ferme.
On a donc introduit ici un troisième paramètre à côté de r et de g, à savoir le rendement du capital, soit R. Pour affirmer alors : une entreprise peut échapper à la malédiction du r > g, si jamais R > r.
Est-ce le cas pour un État ou une économie dans son ensemble ? On pourrait répondre par la négative en disant que l’État n’a pas de fonds propres et que son financement externe est intégralement de la dette. Mais on objecterait, en tordant quelque peu le sens des mots, que les fonds propres de l’État sont la capacité à lever l’impôt, les contribuables/citoyens étant des associés dans le projet national. Le taux de croissance de l’économie importe donc tout autant, parce qu’il conditionne la puissance fiscale de l’État.
La réponse est donc un oui conditionnel. Ce serait le cas d’un pays qui dispose par exemple d’une forte ressource d’exportations (matières premières notamment) et dont le rendement du « capital » public et privé est relativement élevé. Ainsi, il peut « vivre de sa rente » en exportant son capital financier en même temps que ses matières premières.
Retour sur les pays à bas revenu
Les chiffres du petit calcul plus haut ne sont pas très éloignés de la réalité économique des pays à bas et moyen revenu. Les deux graphiques qui suivent en témoignent. Le premier montre la forte croissance des frais financiers en 2023, essentiellement dus à la hausse du niveau des taux d’intérêt, désormais à près de 6 % pour le Libor 6 mois. On note le surgissement des frais financiers que cela induit.
Le second graphique met en évidence le reflux des financements nouveaux pour ces pays, très marqué par rapport aux années antérieures. C’est le cas particulièrement pour l’année 2022, sans doute en raison de la récession mondiale liée à la crise du Covid et à la montée consécutive de l’inflation. Tout cela dans un contexte où le niveau d’endettement des pays à bas ou moyen revenu reste pourtant à peu près constant (voir graphique 1 plus haut), et même se réduit pour les pays les moins avancés. Ne pouvant assurer une croissance suffisante, les flux nets de financement s’inversent. Il leur devient impossible de s’endetter davantage, avec un cercle vicieux qui s’installe. Ils ont tout à la fois un déficit de financement et l’obligation d’exporter plus qu’ils n’importent, les privant des importations qui pourraient être nécessaires à leur croissance.
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