L’énigme japonaise : quand les gains de productivité se font à l’étranger
En termes de taille, l ‘économie japonaise est la quatrième du monde, juste derrière l’Allemagne. En termes de PIB par habitant, le Japon devance l’Espagne et la Corée du Sud, mais reste loin derrière l’Italie et la France. Avec une espérance de vie à la naissance de 84 ans, le Japon a l’un des niveaux les plus élevés au monde. Il est clair que le Japon dispose d’atouts économiques considérables.
Cependant, il y a là une énigme. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’économie japonaise a connu un boom spectaculaire des marchés boursiers et des prix de l’immobilier. Par exemple, l’indice boursier Nikkei est passé d’environ 10 000 en 1984 à près de 38 000 en 1989, avant de retomber à 17 000 en 1992, puis sous la barre des 10 000 au début des années 2000. Aujourd’hui, 35 ans plus tard, il dépasse seulement son niveau de 1989. En bref, l’économie japonaise s’est effondrée il y a une trentaine d’années et la remontée a été lente et interrompue depuis lors.
Le Japon est également confronté à des défis démographiques permanents. La population en âge de travailler, c’est-à-dire les personnes âgées de 15 à 64 ans, a atteint son maximum au milieu des années 1990, avec environ 87 millions de personnes, mais elle n’est plus que de 73 millions aujourd’hui. La population japonaise vieillit. Au milieu des années 1990, le Japon comptait environ cinq personnes en âge de travailler pour chaque personne âgée de plus de 65 ans ; aujourd’hui, le Japon compte une personne en âge de travailler pour chaque personne âgée de plus de 65 ans.
La dette publique du Japon est également très élevée. Selon les calculs du FMI, le ratio dette publique/PIB des États-Unis est d’environ 120 % ; le ratio dette publique/PIB du Japon est d’environ 250 %.
Comment l’économie japonaise s’adapte-t-elle à ces facteurs sous-jacents ? Dany Bahar, Guillermo Arcay, Jesus Daboin Pacheco et Ricardo Hausmann explorent certains des traits sous-jacents dans « Japan’s Economic Puzzle » (The Growth Lab at Harvard Kennedy School, CID Faculty Working Paper No. 442, révisé en juillet 2024). Ils se concentrent en particulier sur l’évolution de l’interaction du Japon avec l’économie mondiale. Ils écrivent :
Nos principales conclusions suggèrent qu’en réponse aux énormes défis intérieurs de l’économie, les entreprises japonaises ont cherché à compenser ces contraintes en étendant leurs activités à l’international par le biais d’investissements à l’étranger. En investissant sur les marchés étrangers, elles peuvent accéder à des réserves de main-d’œuvre plus importantes et plus diversifiées, ce qui leur permet de poursuivre leur croissance malgré les pénuries de main-d’œuvre au niveau national. Ces investissements japonais à l’étranger, accompagnés des expertises uniques accumulées par ces entreprises (technologie, meilleures pratiques, etc.), ont permis d’obtenir des rendements très élevés pour ces investissements. L’augmentation subséquente de la richesse de l’économie a inévitablement entraîné une expansion intérieure dans les secteurs non échangeables et moins productifs de l’économie, ce qui ralentit la croissance de la productivité globale. Dans l’ensemble, nous estimons que la faible croissance de la productivité au Japon est le résultat de cette dynamique.
Au cours des dernières décennies, la part du Japon dans les exportations mondiales de biens s’est effondrée, en partie à cause de l’augmentation de la part de la Chine dans les exportations mondiales de biens [et aussi en raison de l’implantation étrangère des industries exportatrices, ndlr]. Du point de vue des États-Unis, une grande partie des biens importés qui étaient fabriqués au Japon dans les années 1970 et 1980 sont aujourd’hui fabriqués en Chine.
En revanche, en ce qui concerne les exportations de services, le Japon a continué à tirer son épingle du jeu. En particulier, le « service » que le Japon exporte est souvent la propriété intellectuelle, c’est-à-dire les licences d’utilisation de brevets japonais dans d’autres pays.
En outre, les entreprises japonaises augmentent leurs investissements à l’étranger. Une façon de voir les choses est que les entreprises japonaises font face au déclin de la main-d’œuvre au Japon en trouvant des travailleurs dans d’autres pays. Les auteurs écrivent :
Le Japon a considérablement augmenté ses positions nettes en actifs étrangers, en particulier après le tournant du siècle. En fait, entre 1996 et 2022, le Japon a presque quadruplé la valeur de ses actifs à l’étranger, passant de 2,7 à 10,3 Tr$. L’un des principaux moteurs de cette croissance est le stock d’investissements directs à l’étranger du Japon, qui a été multiplié par près de 8, passant de 263 Md€ à 2,1 T$ au cours de la même période. En outre, les rendements de ces investissements directs ont également augmenté de manière significative […] Les données montrent que les dividendes provenant des investissements directs à l’étranger… [ont été multipliés par près de 15, passant de 14 Md€ en 1996 à 206 Md€ en 2022.
En somme, pour répondre à l’énigme, l’étude montre que les entreprises japonaises participent à une forte croissance de la productivité, mais qu’une grande partie de cette croissance se produit en dehors des frontières du Japon, dans des secteurs où les entreprises japonaises finissent par exporter vers le reste du monde. Les travailleurs japonais qui travaillent pour une entreprise impliquée dans le commerce international et qui connaît une croissance rapide de sa productivité voient leurs salaires augmenter plus rapidement que ceux qui travaillent pour des entreprises produisant des biens non commercialisables, comme le commerce de détail, l’hôtellerie et les services, dont la croissance de la productivité est plus faible, voire négative.
Ce modèle économique japonais est-il viable ? Les auteurs parlent gentiment de « défis ». Avec une main-d’œuvre nationale en déclin et des entreprises à forte productivité opérant à l’étranger, l’avenir économique du Japon semble intimement lié à une combinaison de savoir-faire technologique et managérial, ainsi qu’à des chaînes d’approvisionnement mondiales. Le succès de cette formule économique exige que les entreprises japonaises orientées vers l’exportation restent à la frontière technologique, ce qui peut être plus facile à dire qu’à faire dans l’économie mondiale du XXIe siècle. En outre, comme la taille de la main-d’œuvre nationale japonaise diminue, il serait utile que les secteurs de production nationaux à faible productivité trouvent des moyens de mieux utiliser la technologie pour améliorer la productivité.