On estime qu’un héritage moyen, en France de nos jours, s’élève à 60 % du patrimoine de l’héritier. En 1970, cette proportion n’était que de 35 %, presque la moitié. L’âge moyen auquel on hérite est aujourd’hui autour de 50 ans et a suivi la progression de l’espérance de vie. C’est un âge où les enfants commencent à être grands et où les investissements immobiliers et les grands arbitrages patrimoniaux sont faits. De même, les classes âgées continuent à épargner tard dans la vie, contrairement à ce qu’enseignait la théorie du cycle de vie, signe de revenus moyens assez élevés par rapport aux générations les plus jeunes et bien sûr de l’envie de léguer du bien à leurs proches.

D’où cette conséquence : les héritages contribuent plus que jamais à une inégalité entre détenteurs de patrimoines et les autres, entre générations anciennes et les autres.

Ce fait ne doit pas cacher un hiatus croissant. Les économistes sont plutôt à vouloir renforcer la fiscalité des transmissions pour des raisons tant économiques qu’égalitaristes. Mais l’évolution politique dans la plupart des pays occidentaux tend clairement à l’allégement des charges de succession. En France, on se souvient que le candidat Emmanuel Macron en 2017 souhaitait durcir la fiscalité des transmissions, mais avait prudemment fait marche arrière quelque temps avant l’élection. Et il s’est bien gardé de suivre les recommandations du Rapport Blanchard-Tirole de 2021 qu’il avait commandé, pourtant très fermes sur le renforcement de ce type d’imposition.

Le livre d’André Masson vient dans ce contexte. Il explique les facteurs économiques et sociaux derrière ce recul fiscal et donc ce « retour de l’héritage ». Dans une seconde partie, beaucoup plus courte, puisqu’il s’agit du seul et dernier chapitre, il fait une proposition de réforme qu’on va discuter.

Pour simplifier à l’extrême le développement très riche de l’auteur, la ligne de partage entre les pour ou les contres d’une fiscalité forte sur l’héritage traverse le spectre politique. Il y a une gauche et une droite « familiariste », jugeant que les liens sociaux de proximité justifient une fiscalité moins lourde, d’où la progression des taux qu’on connaît aujourd’hui selon l’éloignement en termes de parenté. Mais il y a une gauche, et même une droite républicaine où le lien citoyen domine, du point de vue des droits économiques, le lien de parenté. Il y a même du côté de la droite dite libertarienne une priorité absolue donnée à l’individu et à sa liberté, de sorte qu’on refuse le privilège patrimonial qui lui serait donné au prétexte qu’il est de même sang qu’un autre.

Cette ligne de partage va et vient au gré des coalitions politiques. Pour Masson, le camp familiariste domine aujourd’hui. Le lecteur aimerait qu’il justifie davantage cette assertion. À en juger par le nombre des divorces, des enfants hors mariage, des familles recomposées, des remariages ou concubinages tardifs (parfois très mal gérés patrimonialement, comme dans le cas de Johnny Hallyday ou Alain Delon), il n’apparaît pas évident qu’on observe un renforcement patrimonial de la cellule familiale.

C’est le dernier chapitre du livre qui nous intéresse ici. Plutôt qu’aller à contre-courant de ce retour de l’héritage, Masson entend réparer le dommage économique grave qu’il attribue à la fois à des patrimoines élevés chez les seniors et aux successions trop centrées sur la parenté. Le dommage tient au fait que les seniors n’investissent ni à long terme ni dans des actifs risqués, ce que tout bon gérant de patrimoine recommande à qui l’horizon de placement est limité. Du coup, voilà une épargne qui n’irrigue pas l’économie en financement stable pour des projets d’entreprise nécessairement risqués. En bref, l’épargne des vieux est trop abondante et ne fait que dormir. L’économie en souffre.

Comment concilier une fiscalité relativement basse sur l’héritage et une réorientation massive de l’épargne des seniors vers des investissements productifs ?

Masson suggère des droits de succession plus incitatifs. Pour cela, on durcirait les droits en ne conservant que deux taux, à 30 %,  puis à 60 %. Mais on permet une exonération massive des droits de succession pour qui s’engage à placer son épargne dans des fonds d’investissements à long terme, légués en franchise de droits (selon le lien de parenté) à la condition d’avoir été conservés pendant au total 25 ans (par le donateur et le donataire). Les niches fiscales disparaissent, dont la fameuse exonération de l’assurance-vie qu’attaquait déjà le rapport Blanchard-Tirole.

 

Faut-il des clauses d’illiquidité ?

La proposition intrigue. On n’en examine ici qu’un aspect, en se posant la question suivante : oui, l’épargne des vieux est trop prudente et trop liquide ; mais, pourquoi le système financier, avec la ductibilité qu’on lui connaît, ne serait-il pas capable de faire la transformation de maturité et de risque sans qu’on ait besoin de poser des clauses de liquidité restrictive telles que l’immobilisation dans des fonds pendant 25 ans ? Oui, les seniors épargneraient sans risque et à court terme, mais les institutions qui reçoivent cette épargne la « transformerait » en des placements plus longs et plus risqués.

Cette transformation, on la voit s’opérer naturellement s’agissant de la banque commerciale : elle a des dépôts qui sont liquides, mais qui acquièrent par mutualisation une certaine fixité statistique. Tout le monde ne retire pas son argent au même moment. C’est ce qui permet à la banque de ne pas adosser strictement la durée et le risque de ses actifs et de ses passifs. Il y a bien sûr – c’est l’objet de la régulation bancaire – des clauses de solvabilité et liquidité qui sont des pare-feu en cas de crise de confiance, mais qui n’empêche pas les banques de prêter à long terme et sur des projets risqués.

On observe pareillement cette « transformation » sur le marché financier non-bancaire par un double mécanisme. Une entreprise non-financière peut en effet être vue comme un outil financier de transformation : son actif est souvent fortement illiquide, en tout cas beaucoup plus que l’est son passif. L’élément protecteur, ce sont ses fonds propres qui sont en fait une sorte de dette jamais exigible et dont la rémunération n’est pas fixée contractuellement. Elle doit simplement veiller à ce que ses exigibilités à court terme restent en dessous de ses actifs liquides.

Un autre mécanisme transformatif vient du jeu du taux d’intérêt. Si trop d’épargnants veulent placer à court terme et à risque réduit, les taux d’intérêt sur de tels actifs baissent tandis que ceux sur échéance longue et sur actifs risqués s’élèvent. La courbe des taux se pentifie alors et les spreads de crédit deviennent positifs. Voir le graphique montrant l’écart entre un placement sur obligations souveraines étatsuniennes (trait grisé) et sur obligations corporate (trait noir), tiré du toujours excellent Global Investment Returns Yearbook 2024 qu’UBS a sagement repris du Crédit Suisse.

 

On balaie un siècle et demi avec ce graphique. Le spread de crédit (trait rouge) y apparaît relativement stable. Il décèle sans doute un léger effet de la démographie : il était plus bas au moment du baby-boom de l’après-guerre, période où le poids démographique des seniors était faible. Ce spread est remonté depuis deux décennies avec le vieillissement global de la population. (Curiosité : on disait autrefois que le vieillissement devait faire monter les taux, parce que les vieux désépargnaient. C’est l’inverse aujourd’hui.)

Il n’est pas bien sûr impossible qu’il y ait un manque de transformation dans la sphère financière. C’est ce que disent certains économistes, notamment Larry Summers qui expliquait par l’excès d’épargne prudente la faible croissance des économies qu’on enregistre actuellement. Mais si un tel excès devait être observé, il ne tiendrait que très partiellement à la situation patrimoniales des seniors. L’exonération des droits de succession serait payé bien cher une réorientation de l’épargne que le système financier accompli plutôt bien en temps normal.

 

Lecture de : André Masson, Chronique d’un impôt sur l’héritage en perdition. Pourquoi et comment le sauver ?, Paris, Puf, 2023, 437 p., 25 €.