Les économistes ont souvent à la bouche le mot incitations, au point que leur discipline, plutôt qu’economics, pourrait s’appeler incentivics. De plus, ils voient souvent derrière ce mot uniquement le côté pécuniaire de la chose, oubliant que le grand fondateur de la discipline, Adam Smith, insistait tout autant sur les sentiments moraux que sur les stimuli monétaires.

Ainsi, s’agissant des rémunérations variables, on juge qu’elles incitent les gens à faire plus d’efforts. En effet, on aime à être reconnu et donc récompensé, et pourquoi pas en argent. C’est ce que soutient le consultant McKinsey : « Des incitations financières généreuses et spécifiques peuvent aider à stimuler et à maintenir une amélioration rapide des performances. »

Mais de plus en plus de psychologues et spécialistes en organisation soutiennent que le contraire peut être tout aussi vrai, un thème déjà été abordé dans Vox-Fi. Voir ici par exempleFaut-il même des bonus ? Incitations, comportement au travail et éthique. Car le sentiment moral – que le Prix Nobel Jean Tirole appelle incitation intrinsèque – joue aussi : on aime à être reconnu pour le travail qu’on fait et qu’on fait bien, et on se sent quelque part diminué de se voir « acheté » pécuniairement ce goût du bon travail. Le bénévole dans une association peut s’échiner dans son travail autant que le mieux payé des cadres. On en a une idée par introspection : est-ce que vraiment je travaillerais moins bien si l’on ne me donnait pas le bonus habituel ? Suis-je l’âne qui n’avance qu’avec une carotte au bout du bâton ? Me vengerais-je ainsi, mesquinement et au final au détriment de l’intérêt que je porte à mon travail, de l’employeur qui n’introduirait pas le système de bonus dans sa politique salariale ?

Car d’autres valeurs et récompenses sont en jeu : l’estime du groupe, la reconnaissance collective, suivie de promotion légitime au sein de l’entreprise, autant de choses que la politique de bonus, surtout une politique trop individualisée, peut étouffer.

Il y a donc un effet positif et un effet négatif à l’incitation monétaire, et il faut peser spécifiquement l’un et l’autre dans le cadre particulier de l’entreprise. Si l’effet éviction morale domine, le DRH est conduit à une politique salariale différente : davantage de rémunération fixe, moins de rémunération aux résultats.

L’étude publiée dans Voxeu, How financial incentives affect performance, montre que beaucoup des travaux économiques sur la question sont biaisés en faveur de l’effet positif (le bonus active les gens au travail). La raison tient trop souvent à la psychologie de l’auteur, surtout dans la féroce compétition pour publier les travaux académiques : si la résultante des deux effets est proche de zéro, on a tendance à ne pas publier ou même, disent à demi-mots les auteurs, à tordre les chiffres, et plutôt vers l’hypothèse positive (voir la preuve qu’ils donnent dans le papier).

Pendant ce temps, les psychologues mettent au point des tests  de plus en plus puissants pour permettre de discriminer entre les deux effets, le moral et le pécuniaire. Ce sont toujours des variantes du fameux jeu à deux étapes : on donne à faire un puzzle ou bien tout autre tâche plaisante et intéressante, à deux groupes de personnes. Lors d’une première session, le groupe de traitement reçoit une récompense, par exemple au nombre de pièces de puzzle bien placées. Mais on ne redonne pas cette récompense lors de la seconde session. Eh bien, la performance du groupe de traitement y est significativement dégradée. Notez-le : la tâche est intéressante. Cela pose question quand on sait que les bonus sont davantage distribués aux échelons supérieurs de l’entreprise (où le travail est généralement intéressant et parfois passionnant – et où, reconnaissons-le, le cadre contrôle quelque peu les règles du jeu) et non plus en bas de l’échelle où la motivation intrinsèque est souvent moindre et où l’extrinsèque devrait prendre le relais.

Pour finir, il est amusant de contraster deux types de motivation. Selon une expérience naturelle souvent citée, les animateurs d’une crèche parentale en Israël se plaignaient des parents qui venaient chercher leurs enfants avec retard. Ils ont donc instauré une pénalité monétaire pour les retardataires. Résultat : le nombre des retards s’est accru. Les gens ont considéré la pénalité comme le prix à payer pour le retard et ont fait le calcul en bonne rationalité.

D’un autre côté, on a instauré par loi en Irlande un coût très minime pour l’usage d’un sac en plastique au sortir des caisses de magasin. (C’était en 2008. Aujourd’hui, ils sont purement et simplement interdits.) L’usage des sacs, dit cet article, a chuté de 94 %. Ce n’est pas la contrainte économique, de toute façon dérisoire, qui a joué, mais plutôt un déclencheur qui est que « le plastique, c’est pas bien », toutes proportions gardées comme d’aller aujourd’hui dans un cocktail mondain avec son manteau de vison.

J’ai parlé de bénévolat. Je ne plaide pas pour que l’entreprise oublie de payer – et de bien payer – les salariés. Simplement qu’elle doit s’organiser pour stimuler ou plutôt ne pas freiner cet esprit « bénévole » (« voulant le bien », étymologiquement) parmi ses salariés. Voilà ce à quoi doivent réfléchir les DRH.