On peut s’inquiéter d’une protection de la propriété intellectuelle (brevets et droits d’auteur) devenue excessive, tout particulièrement s’agissant des brevets.

 

Pour évaluer le degré de protection optimale d’une invention, il faut à la fois considérer le coût de l’invention et le coût de sa réplication. Plus élevé le rapport entre le premier et le second coût, plus nécessaire sera la protection de l’inventeur. Par exemple, ce rapport est très élevé dans la pharmacie. Le coût de la mise au point d’un nouveau médicament (qui intègre les tests très complets requis pour que le médicament soit approuvé à la vente) est de l’ordre de centaines de millions de dollars ; alors que le coût de la copie – c’est-à-dire de produire un substitut identique – est très bas. Comme le coût relatif est très élevé, il devient très difficile pour l’inventeur de recouvrer ses coûts sans la protection d’un brevet.

 

Les médicaments sont l’image d’Épinal de la protection par brevet. Mais bien peu de produits ont les caractéristiques de l’industrie pharmaceutique et nécessitent le même type de protection. La plupart des inventions ne sont pas coûteuses et la première entreprise à innover, même sans protection par un brevet ou par toute autre restriction de la concurrence, jouit en général d’un avantage significatif sur ses concurrents. Elle dispose d’un temps d’avance dans la réduction des coûts et son expérience lui ouvre progressivement des voies de réduction de coûts et d’amélioration du produit. Le public va probablement accoler le nom de cette firme au produit innovant et continuera à l’acheter, et même à un prix premium, quand la concurrence sera apparue. De plus, beaucoup de produits nouveaux ont une durée de vie courte, de sorte qu’avoir 20 ans de protection par un brevet ne confère aucun bénéfice véritable sinon la possibilité d’extraire des revenus de licence auprès des entreprises désirant faire un produit incorporant l’invention.

 

Quand le brevet confère à l’inventeur une protection contre la concurrence plus forte que celle dont il aurait eu besoin pour rester incité à inventer, le prix de marché s’établit au-dessus de son niveau d’efficience. Il en résulte des distorsions dans l’allocation des ressources et un gaspillage dans des courses au brevet – gaspillage en raison de la duplication des efforts et parce que cela n’apporte rien en termes de stimulation à inventer (même si la concurrence accroît le rythme des inventions). Il en résulte aussi un accroissement du coût de recherche dans les bases de données du Patent and Trademark Office[1] pour s’assurer qu’on n’est pas en train de violer le brevet d’un autre avec son invention ; un encouragement à déposer des brevets défensifs (par peur que quelqu’un d’autre dépose le brevet sur un produit similaire et vous attaque pour violation) ; et un encouragement aux « maraudeurs » de brevets qui achètent un grand nombre de brevets dans le seul but d’en extraire des revenus de licence sous la menace de procès, mis à exécution si nécessaire.

 

L’excès de protection de la propriété intellectuelle n’est pas mieux illustré que dans l’industrie du logiciel. Il s’agit d’une industrie dynamique, en progrès rapide et riche d’inventions. Mais on ne retrouve pas les conditions qui rendent nécessaire le système des brevets dans l’industrie pharmaceutique. De nos jours, les innovations en matière de logiciels sont incrémentales, créées par des équipes d’ingénieurs informatiques à coût modeste et éphémères – la plupart des innovations sont rapidement dépassées. L’innovation logicielle se fait par   morceau et non sur un bloc entier : une application logicielle (dans un téléphone portable ou une tablette) peut recéler des dizaines de milliers, même des centaines de milliers de composants différents, chacun potentiellement brevetable. Il en résulte une volumineuse broussaille de brevets, qui crée des opportunités pour ligoter les concurrents en les attaquants pour violation de brevets, ou à l’inverse pour contester la validité du brevet quand le concurrent vous poursuit en justice.

 

Les autres obstacles à une politique efficace de brevets dans l’industrie du logiciel sont le manque d’examinateurs ayant les compétences nécessaires, la compétence limitée des juges et des jurés, la difficulté à mesurer les dommages pour violation du brevet d’un composant plutôt que du produit en entier, et l’instabilité même de cette industrie en raison même de son dynamisme technologique, ce qui crée des incitations à la fois à breveter et à violer les brevets, ce qui accroit les coûts juridiques.

 

Les industries pharmaceutique et informatique sont aux antipodes pour ce qui est des bénéfices sociaux et des coûts de brevets, et la plupart des industries se situent au milieu. Mon sentiment, appuyé par une large littérature académique, est que la protection par brevet est globalement excessive et que des réformes majeures sont nécessaires.

 

S’agissant des droits d’auteur, je note déjà une différence intéressante avec les brevets. Bien qu’il y ait des différences selon l’industrie, les brevets sont sur le modèle « taille unique », notamment en ce qui concerne les durées de protection et les critères et procédures de dépôt.  Par contraste, la protection des droits d’auteur tend à varier considérablement selon le média. Par exemple, quand la musique enregistrée est apparue, plutôt que de lui garantir le régime valant pour les livres et autres écrits, le Congrès a mis au point un régime adapté à ce qui était considéré comme les traits distinctifs de la musique en tant que propriété intellectuelle. La législation des brevets pourrait s’inspirer de cette approche.

 

Le problème des droits d’auteur est moins aigu que celui des brevets, parce que sa violation est limitée au plagiat ou à la reproduction délibérés ; elle ne requiert pas la preuve que le contrevenant était au courant du brevet qu’il était en train de violer. Cela étant, comme pour les brevets, la protection des droits d’auteur paraît au total trop extensive. Bien sûr, avec les films d’action qui coûtent souvent des centaines de millions de dollars et pourtant sont reproductibles presqu’instantanément et à coût quasi-nul, le besoin de protection est le même que pour l’industrie pharmaceutique. À l’autre extrême, on rencontre les livres et articles universitaires, qui sont un sous-produit d’une recherche académique que l’auteur doit conduire pour préserver sa réputation professionnelle et qu’il continuerait à conduire même en l’absence de toute protection de ses droits. On peut douter qu’il y ait un quelconque intérêt social à mettre des droits d’auteur sur la recherche universitaire (sauf pour les manuels, qui requièrent un travail considérable et qui n’aident pas ou au contraire risquent de nuire à la réputation académique de son auteur).

 

Le problème le plus sérieux avec les droits d’auteur est leur durée, qui pour la plupart des œuvres est maintenant de 70 ans après la mort de l’auteur. À part le fait que la valeur actuelle d’un revenu touché à une date aussi éloignée est négligeable, l’obtention de licence sur des œuvres très anciennes est difficile, à la fois parce que l’auteur est décédé et parce que ses descendants et autres ayant-droits sont difficiles d’accès. Il faut réduire la durée de protection.

 

Le second problème tient à la délicate interprétation du terme d’ « usage raisonnable ». La protection au titre de l’usage raisonnable permet la copie de courts extraits d’une œuvre protégée sans licence, parce que le coût de transaction de la licence excéderait, s’agissant d’un court extrait, la valeur de la licence elle-même. Mais les frontières de l’usage raisonnable sont dures à définir et les porteurs des droits essayent de les restreindre au maximum, insistant par exemple pour que des extraits minuscules d’un film ne puissent être reproduits sans payer des droits. La créativité intellectuelle, dans les faits plutôt que dans la légende, est rarement le produit d’une création ex nihilo ; il s’agit la plupart du temps d’une amélioration incrémentale sur un travail déjà existant et protégés par des droits, de sorte qu’une interprétation trop étroite de l’usage raisonnable peut faire des dégâts importants sur la créativité. On ne le reconnaît pas assez.

 

Le besoin de réforme est moindre que pour les brevets, mais suffisamment aigu pour qu’il requiert une sérieuse attention du Congrès et des cours de justice.

 


[1] L’équivalent américain de l’Institut national de la propriété intellectuelle.