Les capitaux exportés illicitement dans les paradis fiscaux à l’abri des regards du fisc et des autorités judiciaires sont par définition difficiles à tracer. Ce n’est qu’à l’occasion de fuites organisées par un lanceur d’alertes bien placé, comme pour les Panama Papers, qu’on en a un petit aperçu.

Grâce aux comptables et aux statisticiens, il y a quand même moyen d’en approcher l’importance. Ceci en regardant de près les balances des paiements que publient fidèlement les banques centrales.

On prend comme exemple la Russie post-soviétique. Le pays dispose de fortes richesses, liées notamment au pétrole et au gaz, et à quelques monopoles souvent issus de l’ère soviétique. Comme on le sait, le processus de privatisation retenue, la fameuse « thérapie de choc » prônée par quelques universitaires russes émigrés aux États-Unis, a fait aboutir tout ce capital entre les mains d’une poignée d’oligarques, selon le nom qu’on leur donne en Russie. Ces monopoles sont très rentables et le système fiscal est particulièrement généreux puisqu’il n’existe qu’un impôt sous forme de flat tax à 13% des revenus.

On pourrait penser que l’argent reste en Russie, sachant les conditions financières douillettes qui leur sont fait. Loin de ça. Sans doute inquiets sur la stabilité politique à long terme du pays, inquiets aussi des caprices changeants du Prince à leur endroit, comme ils ont pu le voir avec le ancien collègue Mikhail Khodorkovsky, sceptiques enfin sur les opportunités de placements rentables en Russie dans d’autres domaines que leur propre monopole, ils préfèrent mettre leur argent à l’abri.

Une partie de ces sommes est investie très ouvertement dans des clubs de football, des maisons de luxe sur la Côte d’Azur ou en consommation somptuaire. Mais l’essentiel semble partir de façon plus opaque dans des paradis fiscaux, en transitant souvent par Chypre ou par Malte. Le montant est très important. C’est ce que montre le graphique suivant, tiré d’un article écrit par Filip Novokmet, Thomas Piketty et Gabriel Zucman “From Soviets to Oligarchs: Inequality and Property in Russia, 1905-2016.[1]

 

En gros, les actifs illicites s’élèveraient, selon cette étude, à 80% environ du revenu national. Comment le sait-on ?

Grâce à une piste chaude que les auteurs ont tracé. En effet, la balance des paiements russe montre un excédent structurel du solde commercial, d’environ 10% du PIB par année entre 1990 et 2015, soit 25 ans. Il y a donc comptablement des exportations de capitaux de 250% du PIB en cumulé sur la période. Or, la balance des paiements ne montre qu’une position extérieure nette (c’est-à-dire un total de créances vis-à-vis du reste du monde) de 30% du PIB. D’où vient un tel écart ?

Un autre indice est la rentabilité des actifs russes placés à l’étranger : elle est remarquablement basse, ce qui est sans doute le signe de la mise à l’abri d’une bonne part de la véritable rentabilité.

Les auteurs font une série d’hypothèses sur la rentabilité des actifs, les montants partis en consommations et en investissements somptuaires et concluent ainsi sur le chiffre de 80% du PIB abrités dans les paradis fiscaux.

À noter que la Norvège connaît des excédents de balance commerciale similaires, liés comme pour la Russie aux exportations de pétrole et de gaz. Ils sont cette fois en parfaite cohérence avec une position extérieure nette de 220% du PIB. C’est ce que montre ce second graphique.

 

[1] Le graphique figure également dans le dernier livre de Thomas Piketty, Capital et idéologie, en p. 699.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi 23 octobre 2019.