Ces plateformes numériques sont cernées de près par les tribunaux qui requalifient lesdits partenaires en salariés. S’agissant des États-Unis, c’est bien ce qu’a confirmé la Cour suprême de Californie en avril 2018. Uber et Lyft s’y sont fortement opposé, prétendant ne pas être des entreprises de transport, mais simplement des opérateurs de mise en contact, un peu à l’égal d’un site de rencontres amoureuses.

Après de nombreux atermoiements, cet arrêt a été renforcé en septembre 2019 par une loi californienne dont l’entrée en vigueur était fixée au 20 août 2020. Le temps passait, jusqu’à ce que, quelques jours avant la date couperet, Uber et Lyft aient fait savoir que s’il en était ainsi, ils arrêteraient leur activité en Californie (leur plus gros marché au monde, soit 9% de l’activité de Uber et 17% pour Lyft). Le prétexte : ils n’avaient pas le temps en quelques jours d’adapter leur modèle à cette nouvelle donne. Quelques heures avant l’échéance, un tribunal d’appel leur a donné jusqu’à octobre pour se mettre en conformité.

Rebondissement tout récent : il semble que Uber et Lyft soient en discussion pour  basculer leur modèle vers un système de franchise. Ils donneraient licence de leur marque à des opérateurs de transport indépendants, avec le statut de franchisé, qui emploieraient, vraisemblablement avec le statut de salariés, les chauffeurs aujourd’hui indépendants. Uber et Lyft espérent ainsi, avec la distance mise entre eux et leurs chauffeurs, ne plus être considérés comme des entreprises de transport. Ils deviendraient prestataires de services à des opérateurs de transport, en quelque sorte grossistes plutôt que détaillants. On doute qu’ils aillent très loin dans ces discussions.

Du côté de la France, la Cour de cassation, dans une décision du 4 mars 2020, a requalifié en contrat de travail le statut de travailleur indépendant d’un chauffeur Uber. Ce statut a été jugé fictif en raison du lien de subordination. Cette décision fait jurisprudence et remet en cause, en France aussi, le modèle économique et social d’Uber et des plates-formes similaires.

Pour l’anecdote, il en a été pareil au Royaume-Uni, avec un arrêt du tribunal plein d’humour britannique : « La notion que Uber est à Londres une mosaïque de 30.000 entreprises individuelles reliées par une plateforme commune est à nos yeux légèrement ridicule. » Il faut dire que les avocats d’Uber s’étaient prévalus imprudemment lors du procès de la jurisprudence Stringfellow Club, un célèbre bar érotique de Londres employant des danseuses-contact (lapdancers). Les plaignantes n’avaient pu être requalifiées comme salariées.

 

Pourrait-il y avoir un statut intermédiaire ?

Début août, Dara Khosrowshahi, le CEO de Uber, plaide dans une tribune dans le New-York Times, pour un statut nouveau des chauffeurs.  Ni salariés, ni independent contractors selon le code du travail américain. Il se dit prêt à leur donner dans l’immédiat plus de protection et d’avantages sociaux, mais, écrit-il, il souhaite surtout que cela passe par un nouveau statut, accessible à tous les travaux de pige, intermédiaire entre travailleur indépendant et salarié.

Est-ce une bonne idée ? Nous sommes très réservés sur ce statut intermédiaire, même s’il est vrai, selon les sondages réalisés, que les personnels en question, dont l’esprit d’indépendance est connu de toute personne qui prend un taxi, ne souhaitent pas vraiment le statut de salarié.

  • Il importe d’éviter un détricotage du droit du travail. On risque de mettre le doigt dans une logique complexe. Parce qu’à vrai dire, la question touche de larges secteurs de l’économie Au nom de quoi le refuserait-on aux entreprises qui emploient du personnel d’entretien à des heures variables, voire à certains de leurs intermittents.
  • Il n’est pas normal que les entreprises déportent des charges et des obligations vers leurs « employés » sous prétexte qu’ils exercent leur métier sous un statut à part.
  • Le contrat de travail permet tout à fait une certaine flexibilité des horaires, le salarié fixant, au sein d’un accord général avec l’employeur, quand et où il veut travailler. Cela supprimerait une certaine hypocrisie autour de la notion de « subordination » que subit en effet le travailleur, par exemple être incité/forcé à travailler en raison d’un mécanisme de tarifs qui le pousse à travailler à certaines heures de la journée plutôt qu’à d’autres. Dans un cadre salarial, la subordination aurait force juridique[1].
  • De même, le droit du travail semble permettre que le salarié travaille pour deux concurrents frontaux, comme le sont Uber et Lyft, Les clauses d’exclusivité dans les contrats de travail à temps partiel sont très étroitement bornées par les juges[2]. À noter que les plateformes aujourd’hui font néanmoins tout, malgré l’indépendance de leurs « partenaires », pour établir une exclusivité de fait, par exemple l’obligation de porter un sac « UberEats » pour le cycliste portant des repas chez les clients de cette société[3].
  • On pourrait plaider pour un aménagement de la convention collective des transports, spécifique pour les chauffeurs Uber, à l’image des enquêteurs vacataires qui ont, au sein de la CC du Syntec, un statut de salarié multi CDD (1 CDD par intervention), ce qui dispense l’employeur de payer tous les temps hors travail et déplacement. Dans beaucoup de professions un statut particulier est reconnu à certaines catégories de collaborateurs : pigistes dans la presse et l’édition, et dans d’autres secteurs, intermittents, vacataires. Les branches professionnelles sont qualifiées pour en traiter et c’est ainsi dans ce cadre de négociation syndicale que ce statut serait élaboré, avec quelques principes et règles de cadrage fixés par l’État.

 

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Quant aux règles de calcul des avantages et coûts qui seraient supportés par les acteurs  du marché, on pourrait s’inspirer de la méthode utilisée par  les sociétés de portage salarial. Le calcul est assez simple. Les sociétés de portage salarial reconstituent un salaire brut et net du porté à partir du montant de la prestation facturée par elles au client, déduction faite des frais de gestion et d’une marge. Le  porté bénéficie d’une protection sociale complète, des congés payés, d’un droit à la formation, d’indemnités de fin de contrat, etc. Le chauffeur travailleur indépendant n’en bénéficie pas sauf si on inclut des éléments dans son contrat (assurance, prévoyance, frais de santé) ou qu’on les incorpore au prix des courses. Reste à placer le curseur au bon endroit.

 

[1] Il faut reconnaître que l’exemple des taxistes salariés en France (près de 30% des chauffeurs) n’est pas un modèle très attractif pour cela : le chauffeur salarié ne dispose pas de son véhicule, il doit le remettre le soir à son propriétaire, il reçoit un fixe qui lui impose de travailler un certain volume d’heures par jour, etc.

[2] La clause d’exclusivité dans les contrats de travail à temps partiel n’est autorisée que si les trois conditions suivantes sont remplies :

  1. La clause vise uniquement à protéger les intérêts de l’entreprise
  2. Les interdictions qu’elle comporte restent proportionnelles au niveau de protection recherché par l’employeur.
  3. Sa présence au contrat est justifiée par la nature du poste qu’occupe le salarié.

[3] De même que les VTC ont été interdits par la loi d’afficher une publicité sur leurs voitures (et ainsi être en mesure de réduire le prix de la course), tout pigiste ne pourrait porter le signe distinctif de son donneur d’ordre dans le cas d’un statut d’indépendant, de son employeur dans le cas salarié.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 7 septembre 2020.