Ici et là, on lit qu’au final l’économie russe ne s’en sort pas si mal, ce dont certains concluent : les sanctions ne sont guère efficaces et l’Europe, en particulier, se tire une balle dans le pied.

De fait, le graphique qui suit, venant du site du Conseil européen, met en regard la baisse somme toute modeste du PIB russe en 2022 (-2,1%) et les prévisions qu’en faisaient, il y a quelque temps, la Banque mondiale, le FMI et l’OCDE.

On notera d’abord qu’une économie ne s’arrête pas au prétexte que certains de ses marchés extérieurs, même les plus importants, se ferment. S’agissant des exportations, il y a report partiel sur d’autres pays comme l’Inde. Et pour les importations, la production intérieure prend parfois le relais, un des « dividendes » de cette guerre étant d’ailleurs que l’économie russe apprendra peut-être à moins compter sur l’importation pour sa production manufacturière (et l’UE sur le gaz russe, et peut-être sur le gaz tout court). D’autre part, la Russie se plonge à plein dans l’économie de guerre et on imagine que les industries d’armement là-bas tournent en 24/7.

Mais une autre réponse, plausible, est que les chiffres publiés par Rosstat, l’INSEE russe, deviennent davantage « contrôlés », à supposer même qu’on n’arrête pas de les publier (l’étude qu’on va citer montre qu’il est de plus en plus difficile de collecter les chiffres, beaucoup de séries statistiques s’interrompant opportunément).

Or, aujourd’hui, grâce à la numérisation et internet, il reste une immensité de données à exploiter. Vox-Fi avait montré, dans ce billet, comment l’INSEE, au cœur de la pandémie, lorsque le pays et la production de statistiques étaient quasi à l’arrêt, avait réussi à approcher assez fidèlement les agrégats macroéconomiques… C’est ce qu’on appelle le nowcasting, à savoir des indicateurs ou trackers dont on peut montrer l’excellente corrélation avec l’agrégat, genre les connexions téléphoniques ou la circulation routière pour l’activité.

Deux chercheurs de la BCE ont fait un exercice de nowcasting, tentant de coller à l’activité en Russie. Voir ici sur Voxeu. Le graphique de gauche étalonne les trackers qu’ils construisent (en bleu et en orange) sur le PIB russe mensualisé. On note la bonne corrélation sur la passé. Le second graphique montre cette fois les mêmes trackers en comparaison avec un tracker (en vert) qui utilise les données de Rosstat. Il y a depuis six mois un décalage, l’indicateur Rosstat étant sensiblement plus optimiste.

Cet écart pourrait jeter un doute sur l’indépendance dont jouit Rosstat par rapport aux autorités russes. Il n’y aurait pas trop à s’en étonner. Après tout, le principe d’absolue indépendance de l’INSEE par rapport aux pouvoirs politiques eu son ultime renforcement que suite à une loi de 2010, qui faisait suite à une directive européenne en 2009.

Qualité statistique et démocratie

Mais ne peut-on pas généraliser ? La dictature forme-t-elle un bon terreau pour qu’il y ait des statistiques de qualité et couvrant le champ le plus large possible ?

Voici deux phénomènes, qualité de la vie démocratique et fiabilité statistique, pas forcément faciles à corréler. Toutefois, les études s’allongent sur la question – voir ici pour une courte synthèse – et tendent à donner une réponse négative. Le cas concerne aussi la Chine, la croissance pouvant être surestimée de deux points de pourcentage par an, dit ce papier du NBER. Voir aussi ce topo dans Vox-Fi. Ce n’est pas dans ce dernier cas  une volonté du gouvernement central de doper les chiffres ; c’est simplement le fait que le système d’incitations est tel que les responsables des gouvernements locaux ont intérêt à pousser à la hausse le PIB de leur région. Mais il semblerait, avec le ralentissement en cours aujourd’hui en Chine, que le gouvernement central n’en soit pas trop mécontent et appuie lui-aussi pour masquer certains chiffres.

Quand un chiffre devient un objectif de politique économique, sa qualité tend à s’émousser, indique la bonne vieille loi de Goodhart. Et clairement, le maintien en forme de l’économie russe tient de l’objectif stratégique pour le pouvoir russe, ces temps-ci.