par Alexandre del Valle, Docteur en Histoire contemporaine, Géopolitologue, Chercheur au Center of Political and Foreign Affairs, et auteur de nombreux livres (*).

 

Fraîchement élu Président des Etats-Unis et prochain locataire de la Maison Blanche, Donald Trump pourrait bien être à l’origine d’un changement majeur de rapports de force et d’alliances géopolitiques mondiales.

 

Premièrement, il ne fait pas de doute qu’au sein de la classe politique américaine, l’outsider Trump est apparu comme le candidat à la présidence américaine le plus favorable à l’évolution multipolaire du monde de l’après-Guerre froide au nom d’un « America first » et d’une doctrine des relations internationales réaliste et hostile au mondialisme tant économique que géopolitique. Ses critiques continuelles de l’interventionnisme militaire et diplomatique de ses prédécesseurs et sa volonté de s’entendre avec la Russie et même de responsabiliser ses partenaires asiatiques et européens afin que ceux-ci prennent en main financièrement et stratégiquement leur défense jusqu’à remettre en question l’article 5 de l’Otan (puis à envisager un retrait de la protection militaire américaine de certains pays asiatiques) participent d’une acceptation d’une forme de multipolarisme.

Ceci explique le paradoxe apparent selon lequel nombre de pays du Sud et non-occidentaux ont pardonné à Trump ses outrances envers les minorités en ne retenant que les professions de foi anti-guerres et « multipolaristes ».

Les conséquences de cette véritable révolution pourraient être multiples, si tant est que Trump parvienne à imposer cette ligne au complexe militaro-industriel américain et aux élites républicaines et diplomatiques du pays, à commencer par certains de ses collaborateurs, dont le candidat à la vice-présidence Mike Pence, traditionnellement hostile à cette orientation nouvelle. Sur ce point, les électeurs gauchistes de Sanders sont plus proches des positions de Trump, aux antipodes du messianisme démocratique et interventionniste commun à de nombreux républicains, majoritaires au Congrès et au Sénat, et aux démocrates, qui ont d’ailleurs voté de concert toutes les guerres américaines depuis 1990. De ce point de vue, on imagine mal Trump en mesure de retirer la protection militaire américaine en Asie, abandonner la Mer de Chine à l’armée chinoise, laisser les Coréens se débrouiller seuls face à la Corée du Nord ou abandonner les Etats de l’Europe centrale et orientale les plus atlantistes face à la Russie. Il a beau l’avoir laissé entendre, ceci sera très difficile à faire accepter à l’establishment militaro-diplomatique et politique américain, d’autant que des traités ont été ratifiés avec nombre de partenaires.

Il est cependant clair que le ton va changer et qu’une entente d’homme à homme Trump-Poutine est possible et pourra contribuer à la désescalade en Ukraine notamment, cependant que l’extension de l’Otan dans le pré carré russe et dans les Balkans sera probablement freiné, ce qui contribuera à limiter les pierres d’achoppement russo-américaines.

Deuxièmement, l’un des dossiers sur lequel la realpolitik trumpienne pourrait être plus facilement mise en œuvre est incontestablement le dossier syrien. Tout d’abord parce que Trump est hostile au « pandémocratisme » interventionniste et ne partage pas la volonté de nombreux diplomates et politiques étatsuniens et européens de renverser le régime syrien. Ensuite parce que Trump semble particulièrement conscient de la menace que représente l’islamisme radical dans son ensemble et pas seulement Daesh et Al-Qaïda, contrairement à Hillary Clinton et Barack Obama qui ont toujours favorisé les Frères musulmans et les pays du Golfe, puis se sont même entourés de nombreux conseillers issus des Frères musulmans que combattent Assad en Syrie et Al-Sissi en Egypte.

Enfin, le pragmatisme et le respect des rapports de force de l’homme d’affaire new-yorkais – ce qui le rapproche de Vladimir Poutine – pourraient déboucher sur un « deal » en Syrie et en Irak avec la Russie et différents acteurs régionaux, notamment la Turquie, devenue de moins en moins contrôlable et hostile à l’appui militaire américain et occidental aux forces kurdes et chiites-iraniennes, et indirectement même l’Iran via le régime syrien. Ce deal, qui n’empêche pas que Trump soit apprécié en Israël et qu’il ait violemment dénoncé l’accord sur le nucléaire iranien, pourrait rappeler celui, tout aussi pragmatique, conclu entre Poutine et Erdogan après une période de graves tensions. L’avantage des partisans de la realpolitik non moraliste et du pragmatisme est qu’ils sont capables (comme les dirigeants israéliens et russes avec leur ex-ennemi Erdogan) de s’entendre de façon cynique après avoir testé les réactions et les forces de l’autre…

Rappelons que jusqu’à maintenant, la Russie et le gouvernement syrien avaient systématiquement été mis à l’écart des opérations militaires de la coalition occidentalo-sunnite en Syrie, les concertations se limitant à des informations visant à éviter les collisions…

Depuis le début de la guerre civile en Syrie, et même depuis le printemps arabe, et bien sûr avec le renversement du régime libyen, la Russie s’était systématiquement sentie rejetée et humiliée par l’ingérence occidentale comme par hasard tournée contre des Etats alliés de Moscou. Avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, qui est conseillé en politique étrangère notamment par le chrétien-maronite libanais Walid Phares, connu pour ses positions anti-islamistes, puis qui est épaulé depuis le début par le fidèle Rudy Giuliani, l’ex-maire de New York, qui avait refusé en 2001 un célèbre chèque saoudien pour protester contre le pays-phare du salafisme terroriste -, les choses vont peut-être changer. Une vaste coalition militaire russo-occidentale appelée de ses vœux par le président russe depuis le début de la guerre civile face aux djihadistes va peut-être devenir possible, bien que les républicains soient divisés sur ce point. Trump est en effet assez isolé face aux partisans de l’alliance avec les pays du Golfe et les « russo-sceptiques », puis les ennemis du régime de Damas. Cependant, les fortes prérogatives du président américain en matière de politique étrangère et de belligérance peuvent contribuer à forcer la main aux récalcitrants, notamment Mike Pence, qui s’est vu contredire sur la Syrie par Donald Trump lui-même en pleine campagne présidentielle. Une forme d’entente non pas idyllique mais pragmatique sera par conséquent possible au Proche Orient (Syrie, Irak, Israël/Palestine), tout comme aussi en Asie centrale (Afghanistan) et en Europe orientale et Caucase (Ukraine, Géorgie), entre les Etats-Unis et la Russie.

Troisièmement, l’actuelle Guerre froide Etats-Unis/Russie pourrait laisser la place à un partenariat pragmatique, non pas dénué de pierres d’achoppement, mais plus propice à la détente grâce à certains dossiers unificateurs comme la collaboration anti-terroriste, la stabilisation de l’Afghanistan, de la Syrie et de l’Irak et plus largement la poursuite d’un même objectif de stabilité mondiale et de rejet de l’interventionnisme.

Contrairement à ses prédécesseurs, Trump a déjà flatté et caressé dans le sens du poil Vladimir Poutine qui réclame une collaboration d’égal à égal entre les deux anciens protagonistes de la Guerre froide dans le cadre d’une redéfinition des menaces et ennemis et d’une refonte de l’Otan puis de la préservation de la stabilité mondiale. Certes, on voit mal comment Trump, qui a en effet envisagé verbalement de rénover voire de démanteler l’Otan, pourrait opérer ce virage à 180 degrés, car l’Alliance est composée de nombreux partenaires qui l’entendront d’une autre manière et qui sont appuyés en cela par tout « l’Etat profond » et le complexe militaro-industriel étatsuniens. Mais rien que cette acceptation verbale d’un tel partenariat, qui réhabilite déjà Poutine et rehausse le statut de la Russie post-soviétique blessée, peut contribuer à la désescalade et à la collaboration, peut-être sur le dos de l’Europe…

 

Une occasion pour l’Europe de s’autonomiser, enfin !

Celle-ci est à juste titre appelée tant par Poutine que par Obama à prendre plus sérieusement en main son destin, et donc à s’autonomiser. Ce point ne peut finalement que satisfaire les souverainistes européens comme les partisans d’une « Europe européenne » – pour paraphraser Giscard d’Estaing – lesquels voudraient que l’Europe cesse d’être un vassal stratégique des Etats-Unis, la faute principale incombant d’ailleurs plus aux Européens divisés et impuissants qu’aux Etats-Unis. Si Trump tient parole en cessant d’étendre l’Otan dans le pré-carré russe, et si les Etats-Unis cessent de fonder leur politique étrangère sur les leçons de morale à double standard et les ingérences aux relents de « néo-containment » (Géorgie, Ukraine, Transnistrie, Balkans, etc.), et surtout s’ils s’accordent sur la désignation de l’ennemi principal et responsabilisent les partenaires du Golfe, asiatiques et européens en les incitant à prendre plus en charge leur propre défense au lieu de les maintenir sous un protectorat américano-atlantique coûteux et vécu comme impérial, une grande partie du malentendu russo-occidental sera dissipé.

Restera la question cruciale des boucliers anti-missiles problématiques en Europe, dont Poutine a fait un casus belli. Mais sur ce point aussi, Trump a maintes fois dit que l’argent des Américains n’a pas vocation à servir les appétits va-t-en-guerre revanchards des pays de l’Otan qui rêvent d’une guerre avec la Russie sans augmenter leurs budgets militaires…

 

Un  reset  russo-occidental semé d’embûches

Beaucoup de chemin reste à parcourir avant de dissiper les malentendus et de mener à bien un reset qu’Obama lui-même a au départ souhaité mais échoué à accomplir. Comme nous l’avons écrit dans notre essai paru récemment, « Les vrais ennemis de l’Occident  » (L’Artilleur), rappelons tout de même qu’en dépit de la propagande russophobe occidentale accusant Poutine de préparer une « Troisième guerre mondiale » contre les forces de l’Otan, c’est bien la partie occidentale qui lance le plus de menaces et de signaux hostiles envers la Russie post-soviétique : le chef d’Etat-major de l’armée américaine, Mark Milley, a ainsi récemment affirmé qu’une guerre avec la Russie est « quasiment certaine ». Cette déclaration outrancière et irresponsable faisait suite à celle de l’ex-commandant en chef adjoint de l’Otan pour l’Europe, Sir Richard Shirreff, auteur du roman 2017 : guerre avec la Russie, qui jugeait une guerre nucléaire russo-américaine « hautement probable »…

Certains d’avoir « vaincu » la Russie soviétique, les Etats-Unis, soutenus par les pays revanchards antirusses nouvellement intégrés à l’UE et à l’Otan (Pologne, pays Baltes, Roumanie, etc.), ont étendu de façon irresponsable l’Alliance atlantique à « l’étranger proche russe ». Ils ont donc objectivement initié l’actuel choc Occident-Russie, comme le dit souvent Vladimir Poutine. Ce dernier a pourtant été le premier à féliciter Donald Trump pour sa victoire, saisissant ainsi une occasion de réchauffement comme il l’avait fait lors du triomphe d’Obama en 2008. De même, il avait été le premier à appeler G. Bush Jr aux lendemains de la tragédie du 11 septembre, pour lui témoigner de sa solidarité face à l’ennemi islamiste commun. Avant lui, Boris Eltsine avait tout fait et même avalé des couleuvres (le maintien de l’Otan et son extension vers l’Est, puis les guerres d’Irak et de Serbie) pour se rapprocher des Etats-Unis, de l’Union européenne et de l’Otan. En se comportant comme un empire sans frontières, de facto hostile, et en refusant systématiquement de réformer l’Alliance dans un sens moins anti-russe, les administrations américaines et l’UE ont violé le pacte tacite de non-nuisance réciproque qui avait été scellé en 1991 avec la Russie post-soviétique qui voulait à tout prix se rapprocher de l’Occident et demandait juste que l’on empiète pas sur son pré-carré stratégique. Enfin, le chaos en Ukraine consécutif au renversement du président Ianoukovitch par des pro-Occidentaux appuyés par les pays phares de l’Otan qui voulaient édifier une Ukraine sans les bases russes de Crimée (Mer noire), a consommé la rupture.

Depuis, le gâchis s’est accentué, or ni l’Occident ni la Russie n’ont quoi que ce soit à gagner de cette brouille fratricide. Celle-ci ne profite qu’aux pôles de l’islamisme radical, qu’il s’agisse de la Turquie néo-ottomane, du Pakistan ou des monarchies sunnites du Golfe hostiles à l’Iran, puis à la Chine revancharde désireuse de régler un jour ses comptes avec les Etats-Unis (Mer de Chine) et la Russie (Sibérie).

 

En guise de conclusion      

Soit nous avons la Russie avec nous face aux défis et menaces communs et nous l’associons à la préservation de la stabilité mondiale et de la défense d »intérêts géo-civilisationnels communs, soit une Russie humiliée et rejetée comme anti-modèle se jettera toujours plus dans les bras de la Chine, de l’Iran, de la Turquie et d’autres ennemis de notre civilisation dans le cadre d’une démarche convulsive et revancharde préjudiciable à tous. Certes, l’actuelle entente russo-chinoise en sein de l’OCS, à l’Onu ou dans moult dossiers et structures (BRICS, volonté de contrer la prédominance du dollar, etc.) semble solide, mais ni les Russes, son ennemi historique (rivalités autour de la Sibérie), ni les Occidentaux (UE et Etats-Unis), n’ont intérêt à voir la Chine s’armer et profiter de la technologie russe.

En ce sens, la politique de néo-containment et de diabolisation poursuivie par les administrations Clinton, Bush et Obama et qui a conduit à l’actuelle situation de pré-guerre avec la Russie a été une véritable folie stratégique. De ce fait, même si Trump n’est pas non plus un « pro-russe » et même s’il négociera certainement de façon ferme avec Moscou sur nombre de dossiers durablement problématiques, à la façon d’un homme d’affaires, le fait même qu’il parte avec un a priori favorable à une entente pragmatique avec Moscou est déjà une bonne nouvelle en soi pour l’Europe – terrain de bataille d’une guerre russo-américaine – et pour la paix en Eurasie et dans le monde arabe. De ce fait, la tentative d’enclencher un reset avec la Russie arrive au meilleur moment. Sans idéaliser ce renouveau, une vaste alliance « pan-occidentale » ou « alter-occidentale » face à l’ennemi commun islamiste totalitaire n’a jamais été autant portée par un président américain avant Donald Trump. La morale de l’histoire est que celui qui a eu les paroles de campagne les plus outrancières, Donald Trump, sera peut être l’un des présidents les plus pacifistes et les moins « impérialistes » des Etats-Unis. Inversement, la favorite de l’establishment politiquement correct, jamais avare en propos islamophiles et universalistes, a voté toutes les guerres américaines depuis 1990 et aurait peut-être encore empiré la tension avec la Russie puis déclenché de nouvelles guerres au Proche-Orient ou ailleurs, avec un risque de clash russo-américain majeur dans la Mer baltique ou en Ukraine, que son camp voulait armer contre la Russie…

 

(*) Article reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

  • Dernier entretien paru : Figaro Magazine daté 11 novembre 2016.

 

Article initialement publié par La Synthèse on line en date du 12 novembre 2016, et repris par Vox-Fi avec due autorisation.