Les dividendes versés sont importants. Mais où vont-ils donc ?

Chaque nouvelle année, les dividendes et rachats d’actions payés par les entreprises du CAC40 font les gros titres des journaux. Soit qu’ils félicitent la santé financière de ces entreprises, soit, dans d’autres journaux, qu’ils pointent du doigt l’enrichissement des actionnaires, au détriment de l’investissement et de l’emploi.
Et chaque année, La Lettre de Vernimmen (ici celle de janvier 2025) fait une utile pédagogie en débusquant deux faux raisonnements. Un, le terme d’enrichissement est impropre puisqu’une distribution de dividendes n’affecte pas la richesse de l’actionnaire mais sa composition : davantage en liquidités reçues dans l’immédiat, moins en patrimoine investi dans l’entreprise, puisque la valeur de celle-ci a baissé des liquidités qui n’y sont plus. D’une poche à l’autre. Deux, l’actionnaire réajuste son patrimoine et replace essentiellement les liquidités reçues en d’autres investissements financiers ou réels. La distribution des dividendes participe donc du marché des capitaux et les sommes qui circulent vont en général là où leur rendement est le plus élevé. L’entreprise qui dispose d’un flux de trésorerie plus abondant que ses possibilités d’investissement rentables les rétrocède, par l’intermédiaire de son actionnariat, à celles qui sont dans la position inverse. Ceci se fait au bénéfice de la croissance et assez probablement de l’emploi.
Trois réserves peuvent être faites.
La première est que ce raisonnement en reste à un niveau comptable et ne dit rien sur ce qui pousse l’entreprise à distribuer ou pas. C’est en général la décision de son conseil d’administration et donc de l’entreprise, mais cela peut venir aussi d’une plus ou moins forte pression des actionnaires pour qu’elle distribue davantage. C’est ce que l’argument d’enrichissement suggère implicitement : les actionnaires en demanderaient trop ; ils voudraient un retour sur investissement exagérément élevé ou bien satisfaire d’un coup à leurs envies de consommation. En réalité, ils souhaitent plus simplement diriger leur épargne sur des cibles d’investissement qu’ils jugent, à tort ou à raison, plus profitables, puisqu’à défaut, ils les laisseraient dans l’entreprise. Et s’ils ne rencontrent pas de meilleure opportunité que l’entreprise dont ils sont actionnaires, ils peuvent toujours utiliser l’argent reçu pour acheter de ses actions.
Une seconde réserve est le cas que les économistes appellent « keynésien » où les agents économiques ont une préférence subite pour l’épargne, souvent par insécurité économique plus forte. Cela engendre moins de dépenses, de consommation comme d’investissement, ce qui affecte le revenu d’ensemble des entreprises et des ménages. Les actionnaires souhaitaient davantage de dividendes par épargne de précaution et l’entreprise davantage en distribuer par peur d’investir. Pourtant, en dépit parfois d’un taux de distribution plus élevé, ils en perçoivent moins que désiré parce que les entreprises ont moins de revenu à distribuer. On voit ce phénomène lors des récessions causées par un déficit de demande.
La troisième réserve, celle qu’on va regarder plus en détail, est que les dividendes qui sortent des entreprises françaises ne sont pas forcément réinvestis dans des entreprises françaises existantes ou en projet. La distribution du profit aiderait la croissance, mais celle de l’étranger plus que de la France. Qu’en est-il ?
On sait ce qu’il en est pour le CAC40 : près de 100 Md€ distribués en 2023 et 2024, dont de l’ordre de 70 % sous forme de dividendes, 30 % sous forme de rachat d’actions. Cela fait presque 4 % du PIB. Une bonne part doit aller à l’étranger, sachant l’ouverture internationale du capital des grandes entreprises françaises.
Sur l’ensemble des entreprises non financières, il faut se reporter aux comptes nationaux et à la balance des paiements, deux sources utiles même s’il est parfois difficile de les raccorder aux comptes des entreprises. Les comptes nationaux indiquent un montant de 265 Md€ de dividendes et rachats bruts versés en 2023, auxquels il faut retrancher les flux reçus de l’étranger, soit 191 Md€. Mais quand on considère aussi ce que touchent ou versent les entreprises financières et les ménages, on constate que le reste du monde reçoit un flux de 78 Md€ en 2023 et en verse 100 Md€. Il y a donc un flux net de distribution (22 Md€ ou 0,8 % du PIB) dont profite la France.
La balance des paiements nous permet d’être plus précis. Elle distingue les flux de dividendes et de rachat au titre des investissements directs, c’est-à-dire là où l’actionnaire a un pouvoir de contrôle sur l’entreprise dans laquelle il investit, cas typique d’une entreprise avec sa filiale étrangère, et les investissements de portefeuille, en général par l’intermédiaire de fonds d’investissement, dont en actions des entreprises du CAC40. La France est davantage investie de façon directe que l’inverse : 51 % du PIB investi à l’étranger en 2013 contre 32 % de l’étranger vers la France. C’est l’inverse qu’on observe s’agissant des investissements de portefeuille : 38 % investi à l’étranger contre 50 % dans l’autre sens, sans doute le reflet d’une faible présence des fonds de pension en France. Les positions sont donc globalement équilibrées.
Pourquoi la France bénéficie-t-elle au total d’un flux net de dividendes et de rachat d’actions ? La raison en est la rentabilité supérieure des investissements directs à l’étranger que ceux de l’étranger en France : 6,7 % contre 4,6 % en moyenne sur la période 2012-23 selon la balance des paiements, quand les rentabilités sur les portefeuilles financiers sont plus équilibrées.
Il ressortirait en conclusion que les distributions de dividendes, si importantes qu’elles soient, ne pénalisent pas l’économie française par fuite à l’étranger. Mais on modère immédiatement cette conclusion en relevant que le retour sur fonds propres semble être plus élevé à l’étranger qu’en France. Les entreprises françaises pourraient être tentées, plutôt que de distribuer des dividendes, d’investir à l’étranger sur ressources propres.