Les résultats semestriels des grandes sociétés détonnent sur un point : elles stockent le cash ! Les chiffres sont parfois astronomiques, par exemple chez Apple (45 Md $) ou Microsoft (44 Md $), deux entreprises il est vrai particulières. Mais il en va de même pour la plupart des grandes sociétés américaines et européennes. Et aussi en France, à moindre échelle il est vrai : les entreprises du CAC 40 affichent dans leur bilan 170 Md€ de cash à la fin 2010 (chiffres de la fin du 1er semestre 2011 non calculés) et leur endettement net ne fait plus à cette date que 36 % des fonds propres contre 58 % à fin 2008, principalement par gonflement de leur position de trésorerie. Voir à ce sujet l’excellent Profil financier du CAC 40, 5e édition, fait par le cabinet Ricol-Lasteyrie.

Cela en dépit de distributions de dividendes qui sont restées importantes et dans la morne conjoncture d’aujourd’hui. Que se passe-t-il ?

Nous vivons en fait un moment inédit, résultat du désembobinage sans fin de la crise financière : les États et les ménages sont très endettés et cherchent à toute force à réduire leur dette ; les banques y sont tenues également, notamment sous la contrainte réglementaire. À l’inverse, le secteur corporate, du moins pour les grands groupes, thésaurise comme jamais. Il le fait à la fois en investissant moins qu’avant la crise et en recourant aux marchés de la dette davantage que l’exigerait sa consommation de cash-flow. Il y a un « excédent d’épargne ».

La sur-épargne des entreprises a toujours été vue avec méfiance par les financiers. Les raisons en sont connues :

  • Ce n’est pas dans la mission de l’entreprise, qui doit avant tout prendre du risque d’entreprise (qui le fera sinon elles !). Ce rôle d’entrepôt, c’est la mission du système financier, s’il fonctionne bien (nous y venons !) ;
  • Stocker du cash réduit le rendement des fonds propres de l’entreprise, puisque le cash ne rapporte que le rendement… du cash, c’est-à-dire pas grand-chose en ce moment. Il s’agit même d’une destruction de valeur si, pour empiler le cash, l’entreprise mobilise des ressources longues mieux rémunérées (fonds propres ou dettes) ;
  • Ce n’est pas le signe d’une bonne gouvernance et ne doit pas rassurer les investisseurs : une trop grande facilité financière implique souvent des dépenses inconsidérées et non économiques. On se rappelle que c’était la forte dénonciation des conglomérats par Michael Jensen et autres au moment où les marchés financiers découvraient les LBO à la fin des années 1980 : il vaut mieux rendre le cash à l’actionnaire, qui en fera un meilleur usage ; il vaut mieux surtout, dans une optique de bonne gouvernance, que le management dépende pour ses projets de la décision et de la surveillance de ses investisseurs, prêteurs et actionnaires. En particulier, trop de cash permet de payer de juteux salaires aux dirigeants, une tendance également notoire de la conjoncture présente.

Il doit donc exister des forces puissantes qui poussent les entreprises à épargner. J’en vois trois.

Avant tout, un besoin d’assurance, directement né de la crise financière. Les entreprises ont pu constater avec quelle rapidité la crise de liquidité a asséché à la fois les marchés financiers et du crédit à la fin 2008. Malheur à l’entreprise qui devait refinancer un emprunt à ce moment-là. Si la crise n’a d’ailleurs pas fait plus de dommages aux grandes entreprises, c’est bien parce qu’elles disposaient en général de matelas abondants sur leur bilan, ce qui n’a pas été le cas des PME. Thésauriser, c’est donc avant tout suppléer à la carence des institutions financières dans leur rôle de financement de l’économie dans les moments de crise (c’est avec cet argument que les banques font lobby pour limiter l’impact des nouveaux ratios de liquidité Bâle 3, qui leur imposent de faire elles aussi de la rétention de cash). Comme le dit Jean Tirole dans un remarquable article paru récemment (« Illiquidity and All Its Friends »), la disparition ou le retrait des institutions chargées économiquement de fournir la liquidité poussent abusivement les agents emprunteurs vers une épargne de précaution.

La crise financière donne un autre motif, opportuniste, pour stocker du cash. Il est parfaitement décrit dans la Lettre de Vernimmen n° 92 de novembre 2010 : « Les recherches les plus récentes (Laurent Frésard, 2010) montrent que les sociétés détenant des ressources de trésorerie actives prennent des parts de marché à leurs concurrents n’ayant pas ces réserves de trésorerie. Faut-il rappeler que si LVMH a pu faire main basse depuis 2008 apparemment sur 17% des actions d’Hermès, entreprise qu’il convoite depuis longtemps, c’est bien parce que l’absence d’un endettement significatif (Dette/EBE de 0,9) et des disponibilités importantes permettent d’être agile stratégiquement et donc de pouvoir créer de la valeur. » Cela a toujours existé, mais la crise accentue le phénomène, puisqu’elle a montré qu’en cas de détresse financière beaucoup d’acteurs économiques sont contraints à des ventes à la casse, à un moment où peu d’acheteurs sont musculairement assez forts pour renchérir sur ces ventes. Il suffit de voir comment le holding de Warren Buffett a su capter les opportunités au plus fort de la crise, avec des prêts à taux « usuraires » à GE, à Goldman Sachs, à Citigroup, à Swiss Re…, et tout dernièrement à Bank of America.

Enfin, on ne peut exclure que les actionnaires ne sont pas forcément mécontents d’investir dans des entreprises qui détiennent de forts volants de cash : elles en deviennent moins risquées. Une des conséquences de la crise, notamment dans la phase « souveraine » que nous connaissons aujourd’hui, est bien la recherche désespérée d’actifs sans risque. Doit-on prêter aux banques ? à l’État ? à des schémas de titrisation ? Guère attirant. Il n’est donc pas absurde de laisser l’argent dans les entreprises et de se satisfaire d’un rendement financier moindre, mais plus sûr. Rétrospectivement, ce calcul n’était pas forcément malin : en cas de tourmente et d’incertitude financière, comme lors du vilain mois d’août 2011, c’est encore et toujours le marché actions qui trinque en premier.

 

Un regard macroéconomique s’impose

Si les institutions pourvoyeuses de liquidité sont en retrait, comment pourrait se réorganiser le financement de l’économie ?

Du côté de l’offre de fonds, les entreprises vont assumer une partie du rôle de pourvoyeur de liquidités dévolu aux institutions financières, ce qui n’est pas leur mission première et pour laquelle elles n’ont pas forcément la bonne compétence. Où peuvent-elles mettre leur argent ? Probablement encore en papiers d’État et peut-être en titres à court terme d’autres entreprises, ce qui est un paradoxe pour le directeur financier.

Il y aura aussi une part moindre de l’intermédiation bancaire, le financement par les marchés devant s’accroître. Les difficultés encourues par les banques ne les poussent guère à prêter. De plus, elles ont plus de peine à lever de la dette, plus personne ne voulant trop y mettre son épargne, hors la gestion de ses comptes courants. La chute de leurs cours boursiers rend plus difficile les levées de fonds et donc le désendettement que les régulateurs exigent et qui leur permettra d’offrir à nouveau du crédit.

Tout cela donne une image peu dynamique du financement de l’économie et donc de la marche des affaires.