En Europe, du sortir de la guerre jusqu’en gros aux années 1980, le financement en dette des entreprises s’effectuait quasi-intégralement par crédit bancaire. En France, seuls l’État et les entreprises bénéficiant de sa garantie avaient accès aux marchés obligataires. (Les États-Unis, qui avaient échappé à l’effondrement financier lié à la guerre, gardait un marché obligataire corporate actif et sont depuis restés à l’avant-garde dans le mouvement qu’on décrit.) Puis est venue en Europe la « désintermédiation bancaire », par laquelle les entreprises les plus grandes et les banques ont eu accès au marché des obligations et des titres de créances à court terme. Mais les banques gardaient la main haute pour les financements spéciaux, comme par exemple le financement de projets et d’infrastructures, de matières premières, d’acquisition à effet de levier ou LBO, autant d’opérations requérant une forte expertise dans l’analyse des crédits. Et si les banques jugeaient avoir un bilan trop chargé en crédits – nous étions à la fin des années 1990 –, elles recouraient à un marché de cession de leurs crédits via des opérations de titrisation logées dans des véhicules fonctionnant en automates, censés permettre une sortie totale de leurs bilans et parfois même refinancés à court terme auprès d’investisseurs institutionnels. La Grande Crise financière de 2008 a montré qu’il s’agissait d’une voie sans issue, de sorte que la titrisation est devenue moins attractive.

L’étape suivante, nous la vivons à présent. La dette quittant les banques, les alternatives étaient prêtes. Des fonds de dette se sont montés, se sont sophistiqués. Ils sont désormais pilotés par des équipes tout aussi expertes en analyse de risque que celles des banques, mais avec une agilité dans les délais et dans les montages bien supérieurs à ce jour. Ils s’investissent dans les financements non classiques qui étaient chasse gardée des banques. L’avantage d’une obligation privée plutôt que « publique », c’est-à-dire cotée sur un marché, c’est de ne pas avoir la contrainte de la fongibilité obligeant à des clauses très basiques. Les contrats peuvent être sur mesure, avec des convenants adaptés à un type de risque particulier, avec des termes de remboursement flexibles. Le cadre contractuel peut être très complexe mais présenté comme un « paquet ». Ainsi les obligations privées dites « unitranche » offre en un seul contrat une tranche de dette senior liée à un coussin amortisseur sous forme d’une tranche de dette subordonnée, le tout avec un taux unique et la commodité d’un unique interlocuteur pour la négociation. Atout majeur, les investisseurs se pressent pour investir dans ces fonds, de sorte que ces fonds disposent d’un poids financer qui en font des concurrents redoutables. Aux États-Unis, les opérations financées atteignent des milliards de dollars. On a évoqué que l’acquisition de Twitter par Elon Musk se ferait par obligations privées, pour lesquelles des fonds comme Appolo, Blackstone ou Ares s’étaient présentés. de Twitter. En France, Eurazeo, en deux opérations, a pu lever près d’un milliard de dette privée. On risque de voir naître l’analogue des SPAC pour les fonds propres, à savoir des fonds de dette potentiellement cotés, disposant de fonds dans l’attente d’opérations à venir.

Les banques réagissent, il va de soi. Goldman Sachs en premier, mais aussi HSBC, Barclays ou Deutsche Bank montent leurs propres fonds, dans ce qui ressemble à une sorte de démembrement d’activité dont on ignore comment il sera géré. Plus probablement, les banques devront investir pour gagner en flexibilité et en capacité à lever des fonds.

Mais ne verrait-on pas poindre pour l’avenir une organisation financière de type nouveau ? Car une idée fait l’objet, depuis très longue date, de débats au sein des régulateurs et des spécialistes d’économie monétaire, celle d’une séparation plus marquée entre le monde de la monnaie et celui des crédits et du financement de l’économie. Les prêts aux entreprises se feraient par des institutions spécialisées, banques ou fonds, en retenant le support juridique de l’obligation plutôt que du crédit, et avec accès direct à l’épargne privée. D’autres institutions, à statut bancaire, se réserveraient la gestion de la monnaie et des dépôts. Cette évolution peut être impulsée par une volonté réglementaire comme pour l’évolution naturelle de l’industrie financière.