Deux entités différentes achètent le même bien, qui vaut 50M €. La première passe par un agent à qui elle paie des honoraires de 2M €. La deuxième l’achète directement. Résultat : l’une le porte à son bilan pour 52M €, l’autre pour 50M €. Ce sera le cas en IFRS, comme en normes françaises.

On pourrait s’étonner de ce que le même bien figure au bilan pour deux valeurs différentes. On pourrait aussi préférer le montant de 50M €, car les frais d’acquisition encourus n’ont pas augmenté la valeur du bien.

Ce serait oublier que la comptabilité ne cherche pas directement à représenter la valeur du bien, mais à rendre des comptes. L’entreprise doit dire à ses pourvoyeurs de fonds ce qu’elle a fait des sommes qui lui ont été confiées. C’est alors le coût historique pour l’entreprise, qui importe. De toute façon, au moment où la société publie ses comptes, la « valeur » du bien n’est plus 50M €, ni 52M €, mais n’importe quelle valeur que le marché (dans sa folie, pour certains, dans sa sagesse, pour d’autres) voudra bien lui donner.

Si la comptabilité avait vocation à indiquer la valeur, il ne faudrait retenir ni 50M €, ni 52M €, qui sont des justes valeurs historiques. La juste valeur instantanée, à la date de clôture, a son importance : si elle est significativement différente de la valeur retenue en comptabilité, une note en annexe le précisera[1]. Si elle a diminué, ce sera une indication à même de déclencher un test de perte de valeur[2].

Si le débat se réduit à choisir entre 50M € et 52M €, pourquoi faut-il privilégier 52M € quand l’entité a encouru des frais d’acquisition ?

Tout simplement parce qu’en retenant 50M €, on introduit un biais entre la comptabilité et ce que pense le management (et que comprennent très bien les lecteurs de comptes) : l’entité a déboursé 52M € au titre de cette acquisition. En ne retenant que 50M €, on oblige l’entité à reconnaître une perte, non compensée par les bénéfices attendus de cette acquisition, et de ces frais. Or, tout le monde sait que l’entreprise a consommé 52M€, en vue d’avantages futurs. Managers, actionnaires et analystes ont appris à calculer les indicateurs adaptés (TRI, ROI, Pay Back, etc.) en incorporant les frais d’acquisition.

Introduire un biais entre résultat comptable et « économique » est le début d’une pente dangereuse. Les managers doivent être évalués sur ce qu’ils comprennent et admettent. Toute différence est non seulement créatrice de complexité, en elle-même source de dangers, mais surtout, compte tenu de l’asymétrie d’information entre managers et lecteurs des comptes, source d’arbitrage. Or, on a vu l’arbitrage prudentiel à l’œuvre dans la crise bancaire : puisque les normes prudentielles considèrent que les titres d’État sont sans risque, on peut en accumuler autant qu’on veut au bilan !

Un normalisateur comptable doit être pragmatique et ne pas chercher à « piloter » le comportement des dirigeants en essayant de les inciter à faire pression sur les honoraires ou les frais et commissions des banquiers, dans une volonté de « moraliser » le marché. La comptabilité n’a jamais reçu un tel mandat. La comptabilité est la langue des affaires, elle n’appartient pas à telle ou telle partie prenante. La comptabilité n’est pas une science exacte. En la complexifiant, on crée des malentendus. En la rendant théoriquement juste, mais incompréhensible, on prend le risque de voir se développer un langage plus « vernaculaire ».

Donc faisons simple, gardons la comptabilité compréhensible par tous et comptabilisons l’actif pour 52M €, si c’est ce que l’entreprise a déboursé. Ces frais seront amortis sur la durée d’utilisation, le cas échéant. Rappelons que ce modèle, dit du coût historique, frais directs inclus, fonctionne aussi très bien pour les stocks. Si les frais sont en excès par rapport à la valeur de réalisation, on constatera une provision, sinon, ce seront des charges (coût des ventes) au moment où le revenu sera reconnu.

Pourtant, les IFRS admettent que les frais d’acquisition puissent être une charge immédiate dans certains cas. En effet, selon IFRS 3 révisée[3], dans le cas d’une acquisition d’entreprise, on ne fait pas aussi simple que décrit ci-dessus. Les frais d’acquisition sont en charges, et non plus en goodwill.

D’un point de vue moraliste, on peut s’en réjouir : les honoraires des banquiers, des avocats et des auditeurs (nécessairement abusifs…) ne passeront plus de façon aussi indolore qu’avant et ils seront désormais immédiatement des charges. La douleur ainsi reconnue a un effet prophylactique, voire expiatoire.

Mais en pratique, que constate-t-on depuis que cette nouvelle disposition est appliquée ? Les entreprises ne se reconnaissent pas dans cette norme, et les analystes non plus. Alors, on s’arrange. Puisque ces frais sont des charges, ce seront des « autres charges non récurrentes », et autres formes de noyade du poisson. Les normes sont pures, le « principe de juste valeur » (qui n’en est pas un) est strictement respecté, mais qu’a-t-on gagné ?

Espérons que l’exercice de revue post-implémentation de la norme IFRS 3, prévu pour 2013, permettra bientôt de revenir à une méthode comptable alignée à nouveau sur ce qui est le mieux compris et appliqué : les frais d’acquisition d’une entreprise font partie du goodwill et sont amortis sur la durée.

Tous les frais d’acquisition sont des charges, mais pas forcément tout de suite !

 

1. IAS 16.79 : Les utilisateurs des états financiers peuvent trouver les informations suivantes également adaptées à leurs besoins […] (d) lorsque le modèle du coût est utilisé, la juste valeur des immobilisations corporelles lorsque celle-ci diffère de façon significative de la valeur comptable.

2. IAS 36.12 : Pour apprécier s’il existe un quelconque indice qu’un actif a pu se déprécier, une entité doit au minimum considérer les indices suivants : […] (a) Durant la période, la valeur de marché d’un actif a diminué de façon plus importante que du seul effet attendu du passage du temps ou de l’utilisation normale de l’actif.

3. Il s’agit de la version révisée en 2008 et applicable aux exercices ouverts à compter du 1er juillet 2009 (donc en pratique 2010, pour les sociétés ayant un exercice calé sur l’année civile). Il est important de noter qu’avant cette date, il n’existait pas de différence de traitement entre les frais d’acquisition d’un actif isolé et ceux déboursés à l’occasion d’un regroupement d’entreprises : ils étaient activés dans les deux cas. La justification conceptuelle de ce changement, exposée par l’IASB dans les paragraphes BC 365 à BC 370, paraît particulièrement peu convaincante, puisqu’elle se résume à dire que la nouvelle norme est basée sur la juste valeur et que les frais ne font pas partie de la juste valeur. En réalité, il s’agit simplement d’une correction de l’incohérence préalable : selon IFRS 3 dans sa version antérieure, les frais d’acquisition faisaient partie du goodwill, qui n’était pas amorti. De ce fait, entre 2004 et 2010, les frais d’acquisition ne passaient plus du tout en charges, ce qui est effectivement ridicule et malsain. Mais, lors de la révision de 2008, en pleine convergence avec les US GAAP, il était sans doute trop tôt pour revenir sur le non amortissement du goodwill, véritable responsable de cette situation, qui n’était en vigueur que depuis 2005, date de transition aux IFRS de la plupart des sociétés. Rappelons enfin que le non amortissement du goodwill a été introduit par le FASB afin de rendre acceptable aux entreprises la disparition du « pooling of interests », autre méthode critiquable de comptabilisation des acquisitions d’entreprises. L’IASB n’a fait que s’aligner sur le FASB. Bref, les concepts sont faits pour être adaptés. Ce n’est pas un problème en soi. Il faut juste ne pas s’arc-bouter dessus. Restons simple !