Les hedge funds et la spéculation sur le marché des bons du Trésor aux États-Unis

Suite au Liberation Day de Trump annonçant des droits de douane prohibitifs à quasi la planète entière, le marché obligataire étatsunien a vacillé. Les taux sur les obligations du Trésor à dix ans sont montés d’un coup de cinquante centimes (ce qui signifie une forte chute de leur prix et rendements évoluant en sens inverse). C’est ce qui a fait reculer Trump : il a différé ou supprimé pour l’essentiel la mesure annoncée. Les taux sont depuis redescendus à leur étiage normal, peut-être suite à des interventions de la FED.
Que s’est-il passé ?
On a invoqué le début de retrait du marché obligataire des investisseurs, insatisfaits de la politique suivie par Trump et surtout inquiets de l’incertitude que ces mesures brouillonnes — et jugés par beaucoup tout simplement « stupides » — introduisaient sur les marchés. Avec à la clé un fort risque de dégradation du crédit des États-Unis. On jugeait même possible, par contre-attaque, un début de désinvestissement de la Chine qui est, après le Japon, le second détenteur, pour 800 Md$, de bons du Trésor (BdT) étatsuniens.
On ne peut exclure que sur la durée ces grands investisseurs étrangers, essentiellement les banques centrales, cherchent à moins être dépendants du dollar des États-Unis, mais, venant de ces acteurs, il est peu probable qu’ils réagissent à chaud sans une vision à long terme.
C’est pourquoi l’explication s’est plutôt tournée vers les fonds spéculatifs qui auraient, face à l’événement, été obligés de vendre précipitamment leurs positions en BdT. Pour quelle raison ?
On examine ici les stratégies dites, pour l’une, de « relative value » consistant à jouer l’écart entre le prix du BdT sur le marché au comptant et sur le marché à terme ; pour l’autre, de swap spread.
Pour la petite histoire, l’idée de l’arbitrage « relative value » sur les BdT est venue, semble-t-il, d’un nommé John F. Eckstein III en 1979. Il sentait une opportunité d’investissement spectaculaire et a contacté la banque d’investissement Salomon Brothers à cet effet. À vrai dire, il y a été forcé car le petit fonds personnel qu’il avait mis en place pour monter l’opération était à deux doigts de la faillite par manque de liquidité pour couvrir ses engagements. Du côté de Salomon, c’est un jeune trader du nom de John Meriwether qui a perçu le potentiel de l’opération et qui a persuadé la banque de donner son feu vert. C’est le même Meriwether qui allait plus tard créer le fonds LTCM, avec le même concept d’arbitrage, et qui allait donné lieu en 1998 à la plus spectaculaire faillite financière des années 90.
Il s’agissait ici de profiter d’une anomalie curieuse : les contrats à terme sur les bons du Trésor étaient moins chers que les bons du Trésor que l’on devait recevoir à l’échéance du contrat, sans doute en raison de la nouveauté et du manque de liquidité de ces premiers produits dérivés. Passer par le marché à terme permettait donc d’empocher la différence au terme du contrat. La stratégie consiste à acheter les contrats à terme, vendre à découvert le physique, c’est-à-dire les BdT, pour se couvrir contre le risque de variations de cours. À l’échéance du contrat, on reçoit les titres qu’on livre immédiatement en remboursement de l’emprunt. Et l’on empoche l’écart, appelé « base » entre la valeur présente du contrat à terme et la valeur de l’obligation sur le marché. (La base, évidemment, converge vers zéro à échéance du contrat.)
Il faut avancer de l’argent pour faire une telle opération. Mais comme il n’y a rien de plus sûr qu’une obligation souveraine des États-Unis, il est possible d’emprunter beaucoup. Même si la base et donc le potentiel de gain sont très faibles, on gagne beaucoup si on opère sur des montants très importants. On voit aujourd’hui sur les marchés des effets de levier spectaculaires, où l’on peut emprunter jusqu’à 100 fois plus que les fonds propres avancés.
Dans un tel schéma, appelé un « basis trade » dans le jargon, il fallait en 1979 acheter le contrat à terme et vendre le physique. Mais, au fil du temps, les marchés dérivés ont acquis une liquidité très grande, de sorte que l’anomalie repérée par Eckstein a non seulement disparu mais s’est inversée. Car les marchés à terme présentent un gros avantage par rapport aux marchés physiques : l’investisseur n’a initialement qu’à verser une partie de la valeur nominale du contrat alors qu’acheter le physique oblige à débourser toute la somme.
En conséquence, les contrats se négocient aujourd’hui généralement avec une prime par rapport aux obligations livrées à leur échéance. Le « basis trade » moderne consiste donc à acheter des BdT et à vendre des contrats à terme sur ces bons.
Il semble que les engagements des hedge funds sur le marché des BdT atteignaient, avant le Liberation Day, un montant de 900 Md$, c’est-à-dire plus que la position de la Chine et à peine moins que celle du Japon, qui se situe à 1 Tr$.
Vient l’annonce intempestive de Trump sur les droits de douane. Les marchés s’agitent, la volatilité explose et les prêteurs sur les opérations de basis trade voient chuter la valeur du collatéral qu’ils détiennent. D’où une montée violente des appels de marge. Les opérateurs les plus endettés se retrouvent obligés de vendre en catastrophe les obligations qu’ils détiennent pour éviter la faillite. Le phénomène s’était déjà produit en mars 2020/ À l’époque, la crise avait été évitée de justesse grâce aux interventions de la FED qui a dû racheter plusieurs centaines de milliards de dollars d’obligations.
Les analyses rétrospectives menées par des organismes tels que la Banque des règlements internationaux ont conclu que les turbulences sur le marché des bons du Trésor ce mois-là ont été déclenchées par les banques centrales étrangères qui ont vendu des titres pour se procurer des dollars et soutenir leurs économies nationales, puis exacerbées par les fonds communs de placement obligataires qui se sont débarrassés des seuls titres pour lesquels ils pouvaient encore obtenir un prix décent, à savoir la dette publique américaine.
Un facteur aggravant lors de cette crise a été le dénouement de nombreuses opérations de swap spreads. Un swap de taux d’intérêt consiste à échanger un flux d’intérêts fixes sur les BdT contre le flux des rendements variables, c’est-à-dire les rendements qui seront effectivement observés dans le futur. On peut se protéger ainsi contre une hausse des taux d’intérêt dans le futur si jamais on avait emprunté à taux variable. L’arbitrage est équivalent à celui des basis trade : on cherche à profiter de l’écart entre le taux fixe du swap et le taux observé sur le marché, ce qui conduit le plus souvent à acheter des BdT et d’attendre le dénouement du swap. Les investisseurs, les banques particulièrement, préfèrent en effet intervenir sur le marché dérivé des swaps de taux que sur le marché physique pour ne pas gonfler leur bilan avec des titres financiers.
Là encore, la secousse du marché a fait exploser les appels de marge, ce qui a poussé de nombreux fonds à se délester en catastrophe de leurs BdT pour éviter la faillite.
Trois conclusions :
- La politique de Trump crée de l’incertitude, de sorte que les yeux se tournent désormais sur la trajectoire insoutenable en l’état présent de la dette américaine. C’est propre à faire monter les taux.
- Il apparaît maintenant de façon répétée que ces opérations d’arbitrage, jugées sans risque, par rapport au niveau du marché, sont extrêmement sensibles au risque de volatilité. Les régulateurs doivent se réveiller.
- Par ironie, le frein à ce jour face aux trumperies de Trump n’est pas (encore) le réveil de l’opinion publique étatsunienne, mais la froide logique des marchés financiers.