L’article auquel nous nous intéressons ce mois-ci présente une méthode originale pour conduire une introduction en bourse (1). Les auteurs décrivent et analysent en profondeur la mise sur le marché de la société française Pages Jaunes, filiale de France Télécom, en 2004. La procédure choisie par France Télécom diffère par plusieurs aspects de celle généralement employée. Les auteurs la désignent par l’expression competitive IPO, ou mise sur le marché concurrentielle.

Dans une procédure classique d’introduction en bourse, appelée placement global, la banque qui conduit l’opération est désignée tôt, plusieurs mois avant la date de mise sur le marché. Elle assiste la société émettrice dans l’ensemble des travaux préparatoires (rédaction du prospectus notamment) avant la phase de marketing puis de constitution du livre d’ordres (2). Avant d’être désignée comme chef de file de l’opération, la banque d’investissement présente sa connaissance du secteur, son degré d’accès aux investisseurs, mais également son avis sur le prix d’introduction. Ce prix n’engage pas la banque : elle a donc intérêt à annoncer un chiffre élevé, quitte à expliquer au moment du marketing que les conditions du marché se sont détériorées. Ce phénomène est connu sous le nom de bait and switch (on appâte l’émetteur avec un prix élevé, et on change le prix après avoir obtenu l’affaire). En revanche, au moment de l’émission, le prix proposé doit être conforme au marché (voire légèrement sous-évalué), la banque garantissant le prix obtenu jusqu’au règlement/livraison.

A l’issue de l’opération, les banques reçoivent des commissions proportionnelles au montant de l’émission : de 2% à 4% en Europe, entre 4% et 7% aux Etats-Unis. Ce montant est lui-même divisé en trois : 20% pour la gestion de l’émission,20%pour la garantie, et 60% pour le placement des titres.

Le choix d’une procédure originale pour l’introduction de Pages Jaunes est lié à une situation particulière. La maison mère France Télécom avait décidé de sortir de la cote Wanadoo en rachetant toutes les actions détenues par les actionnaires minoritaires. Or, Pages Jaunes était elle-même détenue à 100% par Wanadoo. Pour le retrait de cote de Wanadoo, la valorisation implicite de Pages Jaunes avait été de 3,96 milliards d’euros. Si Pages Jaunes était ensuite introduite à un prix trop faible, les actionnaires de France Télécom auraient considéré avoir été floués dans l’opération de rachat des minoritaires de Wanadoo. Si, à l’inverse, le prix était beaucoup plus élevé, France Télécom s’était engagée à verser un complément de prix aux actionnaires minoritaires de Wanadoo qui venaient d’être rachetés.

Il était donc très important pour France Télécom que la valorisation de Pages Jaunes soit la plus juste possible. Les dirigeants voulaient notamment éviter le bait and switch. Ils décidèrent, avec l’aide d’une banque-conseil, de mettre en place une procédure dans laquelle les rôles de préparation et de placement ne seraient plus automatiquement dévolus à la même banque.

La première particularité de cette opération fut donc la nomination tardive des banques ayant en charge la constitution du livre d’ordres (bookrunners), c’est-à-dire du placement. Les banques chargées de préparer l’opération, n’ayant plus l’assurance de la mener à son terme, n’étaient plus incitées au bait and switch. Neuf banques furent chargées de démarcher les investisseurs et de proposer ensuite une fourchette de prix étroite (pas plus de 10% entre le minimum et le maximum). Cinq furent retenues pour le placement des titres ; furent éliminées les deux fourchettes les plus basses, mais également les deux fourchettes les plus élevées (jugées irréalistes) (3).

La commission payée fut également différente de la procédure habituelle. A une commission de base de 1,75% (répartie comme habituellement) fut ajoutée une commission incitative de 1% destinée à rémunérer les banques parvenues à placer les titres en haut de la fourchette annoncée par la banque. Annoncer une fourchette trop basse faisait perdre l’affaire à la banque, en annoncer une trop haute lui faisait perdre une partie de sa commission.

Le résultat de cette opération fut globalement satisfaisant pour France Télécom. La mise sur le marché fut sursouscrite deux fois, et la performance boursière de Pages Jaunes dans les 6 premiers mois fut en ligne avec son secteur.

Il convient néanmoins de ne pas généraliser l’efficacité de cette procédure. Pages Jaunes était dans une situation particulière (une technologie simple, des flux de trésorerie réguliers, ne nécessitant pas une phase de préparation complexe) et avec un objectif particulier (un prix juste dès le début de la procédure). D’autres introductions en bourse concurrentielles ont eu lieu depuis, avec des succès divers, chaque fois avec un montage spécifique.

Alors que se prépare très activement une reprise des introductions en bourse, la véritable leçon à tirer de la mise en bourse de Pages Jaunes pour les dirigeants est de ne pas se sentir prisonniers des procédures classiques lorsqu’ils poursuivent des objectifs spécifiques.

Plus généralement, elle illustre que l’introduction en bourse est une opération complexe avec des conflits d’intérêts réels nombreux : entre les actionnaires qui vendent et les investisseurs qui achètent ; entre les banques, la société introduite, les actionnaires qui vendent et les investisseurs qui vont acheter : pour qui les banques travaillent-t-elles réellement ?

Pascal Quiry, co-auteur de Finance d’entreprise 2010 – Pierre Vernimmen (Dalloz), www.vernimmen.net

 

(1) T.JENKINSON et H.JONES (2009), Competitive IPOs, European Financial Management, vol.15, n°4, pages 733 à 756.
(2) Pour une description plus complète du placement global, voir le Vernimmen 2010, page 621.
(3) En pratique le bait and switch ne fut pas totalement éliminé : les fourchettes proposées par les neuf banques après la phase de pré-marketing étaient en moyenne de 3% inférieures à celles qu’elles avaient annoncées avant cette phase, lors d’une procédure de présélection. Le marché fut légèrement haussier sur la même période.