Le club de présélection du prix Turgot du meilleur livre d’économie financière a identifié 122 ouvrages francophones d’économie[1] publiés entre le 1er janvier et le 1er novembre 2022. Ses membres ont rédigé 50 chroniques sur les livres les plus originaux et les mieux documentés.

Les parutions de l’année 2022 portent principalement sur les actions à engager afin d’affronter les effets de la désindustrialisation de la France et du développement des inégalités économiques et sociales.

La présélection des prix Turgot (Grand Prix, Prix d jury, mentions d’honneur et Prix spéciaux) qui a été soumise au Jury, s’est efforcée d’être représentative des principales thématiques abordées en 2022 dans la littérature économique francophone.

Les ouvrages remarqués pour leur originalité et leur pertinence portent sur la désindustrialisation de la France (Dufourcq) et sur les avantages concurrentiels de ses industries (Philippon), sur le creusement des inégalités entre groupes sociaux (Coatanlem et de Lecea) , sur leurs modes de traitement (Bazot) et sur les avancées en France de l’inclusion bancaire et de la lutte contre le désendettement des ménages (Lazarus). D’autres livres figureront au palmarès des prix spéciaux, consacrés aux nouvelles doctrines des banques centrales (Coeuré et Kotz), aux atouts économiques de la France (Lenglet) et à la finance verte (Boissinot).

 

Chroniques

Grand Prix, Prix du Jury, Mentions d’honneur

Guillaume Bazot, L’épouvantail néolibéral, un mal très français – en finir avec les idéologues du déclin, PUF, 246 pages.

Le néolibéralisme et la mondialisation sont accusés, particulièrement en France d’avoir réduit le pouvoir d’achat des classes moyennes, augmenté les inégalités et favorisé le Capital et la Finance au détriment du Travail. Qu’en est-il réellement ? Guillaume Bazot introduit son ouvrage par un rappel de la typologie des idées, vraies ou fausses, utiles ou non utiles (au discours) et passe en revue les données quantitatives utilisées pour démontrer les méfaits du néolibéralisme et le « cherry picking » utilisé par certains auteurs à l’appui de leurs thèses. Il montre ainsi que l’utilisation de paramètres différents (salaire médian au lieu de salaire moyen par exemple) pour mesurer les phénomènes économiques, date de départ des séries pour mesurer leur évolution ou utilisation de comparaisons non valides (focalisation sur les plus riches) peut amener à des conclusions très différentes de celles qui ont couramment cours dans notre pays.

Analysant successivement l’évolution du niveau de vie, de l’égalité des chances, de revenu et de patrimoine et la répartition des richesses, et en comparant la situation de la France et des principaux pays occidentaux puis au reste du monde, il montre que l’économie de marché, la mondialisation et la finance n’ont pas amené ce dont ils sont accusés, même au contraire. Il reste cependant concède-t-il une grande inégalité, celle du patrimoine, en particulier le caractère « héréditaire », par la famille ou le milieu social de la transmission des entreprises. Il en tire ensuite des recommandations pour l’avenir de notre pays au-delà de la vision antilibérale qui dit-il nous conduit sur des fausses pistes

Guillaume Bazot est ancien élève de la Paris school of economics et de l’EHESS, il est maître de conférences en économie à l’Université Paris VIII

 

Yann Coatanlem et Antonio de Lecea, Le capitalisme contre les inégalités, PUF, 505 pages.

L’ouvrage soulève la question cruciale de la montée des inégalités socio-économiques et de la croissance inclusive, qui est de plus en plus débattue depuis la crise financière de 2008 et la crise pandémique.

Les auteurs brossent un large panorama des causes, des formes et des effets des fractures sociales dans les pays développés et en développement. Ils en rappellent les fondements philosophiques et sociologiques – en citant notamment Rawls et Heckman – puis ils comparent les multiples formes des inégalités selon les individus, les institutions et les pays (ils déconstruisent ainsi quelques idées reçues sur le notion de pauvreté). Ils déclinent les différentes méthodologies permettant d’en mesurer les impacts sur la croissance économique et le bien-être social. Ils constatent le caractère évolutif des facteurs engendrant ces fractures sociales. Ils préconisent la mise en œuvre urgente de « politiques empiriques, expérimentales et efficaces », basées sur des solution concrètes, afin de soutenir une « croissance stable et inclusive ». Les auteurs s’interrogent sur les conditions à réunir pour « conjuguer efficacité et équité ». Ils sont ainsi conduits à comparer les effets des différents outils à la disposition des gouvernements : la fiscalité du patrimoine et des revenus, les systèmes d’assurances, de retraite et de redistribution des revenus (notamment grâce au revenu universel), la réforme de la justice, les services bancaires de base, la réorientation de l’épargne vers l’investissement productif et l’innovation, l’accès à l’éducation et à la formation…

Cet ouvrage monumental puise ses sources dans les derniers travaux de recherche et les statistiques les plus significatives (les auteurs préconisent la construction d’indicateurs plus granulaires et plus longs). Il répond opportunément aux principales interrogations actuelles sur l’avènement d’un « capitalisme inclusif ».

 

Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation de la France, 1995-2015, Odile Jacob, 394 pages.

L’introduction du livre résume son objet : « La désindustrialisation est un moment majeur de l’histoire de la France, et pourtant, elle est couverte d’un halo de mystère ». Nicolas Dufourcq, directeur général de BPIfrance, a interrogé 47 chefs d’entreprises (comme Plactic Omnium, Tournus, Essilor…), d’anciens ministres (comme Renaud Dutreil, Jean-Pierre Chevènement…), des syndicalistes, des économistes et hauts fonctionnaires (comme Jean Claude Trichet), afin d’expliquer quand, pourquoi et comment l’économie française s’est désindustrialisée plus rapidement que les autres pays de l’Union européenne. La valeur ajoutée industrielle ne représente plus que 11% du PIB et 2,7 millions d’emplois en France, contre 25% du PIB et 7,5 millions d’emplois en Allemagne. Le repli industriel français a été amorcé au cours des années 1970, puis s‘est accéléré entre 1995 et 2015, pour ensuite se stabiliser.

Les causes du « désastre industriel » sont multiples et complexes. Certaines sont bien connues : le choc de la concurrence après l’ouverture des marchés, l’imposition de la semaine des 35 heures, l’alourdissement des impôts (notamment de production et de transmission) et des charges sociales, l’inflation réglementaire, la sur-transposition des normes européennes la complexité du droit du travail, la rigidité des partenaires sociaux… Mais certaines raisons sont moins invoquées : les échecs successifs des plans de relance de l’industrie, la désintégration de certaines filières et la formation de friches industrielles sous l’effet des délocalisations imposées aux sous -traitants par les grands groupes issus des « 30 glorieuses », l’insuffisance de veille stratégique et de protection de la propriété industrielle, le désintérêt des jeunes générations pour les métiers techniques au profit des emplois publics puis des services internet, la fascination des français pour le « mythe post-industriel » et le monde sans usine (fabless)… L’auteur présente les actions menées par sa banque auprès des PME-PMI, puis il formule des propositions concrètes en faveur de la réindustrialisation de la France. Il estime que la relocalisation des usines implantées à l’étranger sera limitée, et que le renouveau de la French fab sera possible grâce à des synergies avec la French tech et les start’up industrielles, afin de stimuler la recherche appliquée, la montée en gamme et la robotisation des processus. La relance industrielle repose également sur des allègements fiscaux en faveur des PME, sur une simplification des règlements (notamment du droit du travail) des normes et des contrôles, ainsi que sur des relations sociales plus apaisées et une revalorisation de l’enseignement technique. La plupart des interlocuteurs de Nicolas Dufourcq reconnaissent les progrès accomplis depuis 2015, mais ils considèrent que le redressement sera encore long et difficile.

 

Jeanne Lazarus, Les politiques de l’argent, PUF, 334 pages.

Le dernier ouvrage de Jeanne Lazarus, chercheure au CNRS spécialiste de la finance domestique, porte sur l’inclusion bancaire. L’auteure analyse les paradoxes soulevés par la mise œuvre des politiques à la fois économique et sociale des banques de détail depuis les années 1980. Elle s’efforce de mesurer le périmètre et l’efficience de l’action publique appliquée à « l’argent des ménages ». Elle décrit le processus de « marchandisation des politiques sociales et de socialisation des politiques économiques ». Elle conjugue cinq niveaux d’observation du phénomène : la bancarisation des plus démunis, leur inclusion bancaire, leur surendettement, leur éducation financière et leur accompagnement budgétaire.

Dans les deux premiers chapitres, elle montre que les pratiques bancaires suivent inégalement les directives politiques européennes et françaises, ainsi que les revendications et les prescriptions des associations. Dans les trois chapitres suivants, elle décrit les actions concrètes engagées par les différents acteurs impliqués : banques de détail, clients fragiles, associations de défense, législateurs, gouvernements, formateurs. Elle montre ainsi que le processus d’inclusion est essentiellement constructiviste. Elle analyse en particulier les multiples initiatives prises par les banques publiques et privées pour accompagner les clients en difficulté. Elle révèle notamment que malgré les ambitions affichées en matière d’éducation financière et d’accompagnement budgétaire, les efforts accomplis restent limités. La transmission des bonnes pratiques bancaires demeure inégale et la leçon selon laquelle « les droits sociaux impliquent des devoirs » est encore insuffisamment entendue.

 

Thomas Philippon, Les gagnants de la concurrence. Quand la France fait mieux que les Etats-Unis, Eds Seuil, 2022, 417 pages.

Thomas Philippon, économiste français auteur du « capitalisme des héritiers » et professeur à l’Université de New York, démontre que la concentration excessive des firmes industrielles a conduit, dans certains secteurs d’activité, à une limitation de la concurrence aux États-Unis, tandis que les politiques et les règlementations françaises en faveur de la libre concurrence, ont permis, au cours des années 2000, de libérer les entrées sur les marchés, d’améliorer la productivité et la qualité, de stimuler l’innovation et de favoriser la compétitivité-prix des entreprises. Ce constat est contre-intuitif car les États-Unis symbolisent la libre concurrence, tandis que l’Europe est perçue comme une économie administrée.

L’auteur rappelle les fondements de l’économie de la concurrence, en citant Adam Smith : « la concurrence des capitalistes fait hausser les salaires et baisser les profits ». Il compare les différents indicateurs de concentration et commente notamment l’indice de Herfindahl-Hirschman. Il analyse les principales opérations de fusion-acquisition réalisées des deux cotés de l’Atlantique, et montre qu’elles ont généralement contribué à renforcer le pouvoir de marché de quelques groupes, à maintenir des prix artificiellement élevés, à limiter les investissements et les hausses de salaires, ainsi qu’à creuser les inégalités entre les actionnaires et les salariés. Mais il distingue les bonnes et les mauvaises concentrations, citant Walmart et Amazon parmi les premières, et certains GAFAM parmi les secondes, car elles cherchent à se soustraire à l’impôt et mènent des actions massives de lobbying.

Thomas Philippon conclut en énonçant trois nouveaux principes d’économie politique : libre entrée, partout, tout le temps ; dans un marché efficace, l’entreprise marginale est au bord de la faillite ; protéger la transparence, la vie privée et les données personnelles.

 

Prix spécial des ouvrages collectifs, parrainé par la DFCG

Benoît uré et Hans-Helmut Kotz (dir), Les nouvelles doctrines des Banques Centrales, Revue d’économie financière, REF n° 144.

Cet ouvrage collectif dirigé par Benoît Cœuré, ancien membre du directoire de la BCE et actuel président de l’Autorité nationale de la concurrence, aborde des sujets de fonds sur le rôle des banques centrales dans un environnement économique incertain : la baisse du taux d’intérêt naturel, la nécessité de nouvelles doctrines et stratégies monétaires, la budgétarisation de la politique monétaire, et les défis supplémentaires.

Les contributeurs sont prestigieux : des gouverneurs de Banque centrale, économistes « monétaires » de renom, parlementaires, etc., l’idée étant de grouper des avis et opinions de « techniciens », de « praticiens » et de représentants politiques.

L’objet de ce numéro de la REF est de replacer les nouveaux cadres d’intervention des banques centrales (assouplissements quantitatif et qualitatif, substitution partielle aux interventions budgétaires des États, etc.) dans des cadres en mutation et d’en faire une interprétation actualisée. Les Banques centrales souvent et longtemps perçues comme des parangons de conservatisme et de pensées de groupe se sont révélées suffisamment agiles intellectuellement et pratiquement pour naviguer dans des eaux extraordinairement agitées au cours des vingt dernières années.

C’est de bon augure pour relever des défis tels que la numérisation des économies et le changement climatique, d’une part, leur responsabilité sociétale et celle devant le Parlement, corollaire de son indépendance pour asseoir leur légitimité et leur indépendance d’autre part.

Les chapitres sont denses, et comprennent de nombreux schémas et quelques formules, ils restent très lisibles. Pour le lecteur qui manquerait de temps ou n’aurait des intérêts que pour quelques parties, chaque contributeur a rédigé à la fin de l’ouvrage un résumé succinct et complet de leur chapitre. Fort utile.

 

Prix spécial du jeune auteur, parrainé par Michelin

Guillaume Bazot, L’épouvantail néolibéral, un mal très français – en finir avec les idéologues du déclin, PUF, 246 pages.

 

Prix spécial de la transition énergétique, parrainé par Engie

Jean Boissinot, La finance verte, Dunod, 223 pages.

Ancien responsable de l’analyse économique du Trésor, conseiller du ministre de l’Économie pour les affaires bancaires…), Jean Boissinot est aussi reconnu pour ses qualités de directeur de publication (par exemple REF n°131 Finance et fiscalité) et ses nombreuses contributions à la réflexion économique. Avec son ouvrage à paraitre en novembre, il témoigne de la robustesse et de l’expertise de ses analyses, ainsi que de son sens de la pédagogie et l’intérêt général.

L’ambition de cet essai, revendiquée par l’auteur, consiste à résumer « aussi complètement que possible, ce que peut être une finance mise au service de la transition climatique », c’est à dire « ni le moyen innovant d’une cause militante, ni un sous ensemble de produits de niche mais une volonté d’aider la société et les acteurs économique à préparer l’avenir ». « La finance verte » a fait irruption dans le secteur financier et aucun acteur ou institution ne peut ignorer l’urgence climatique. Toutefois certains y voient plutôt la poursuite d’un activisme environnemental, tandis que d’autres considèrent qu’il s’agit d’une « distraction inutile ». Le grand mérite de cet essai est de « démêler les fils de ce mouvement pour mieux comprendre ce que l’on peut en attendre, comment on peut y prendre part, et ce que signifie : « aligner les flux financiers avec les objectifs climatiques et gouvernementaux »

L’ouvrage est organisé en trois parties et 9 chapitres, consacrés à « la finance et le changement climatique », au « changement climatique résumé à l’usage du financier » et aux « acteurs de la finance verte ». L’auteur laisse apparaître sa conviction profonde : « pour être utile, la finance verte doit s’appuyer sur une double compétence : la maîtrise des techniques financières et une compréhension au moins minimale des phénomènes environnementaux ».

Jean Boissinot : Banque de France- Directeur adjoint à la Direction de la stabilité financière Secrétaire Général NGFS.

 

Prix spécial de la pédagogie économique

François Lenglet, Rien ne va mais…, Plon, 256 pages.

Le dernier livre de François Lenglet dresse un état des menaces pesant sur les économies occidentales, plus particulièrement européenne et française. Il montre notamment que les désordres actuels – la désindustrialisation, l’inflation, l’endettement public et privé, les déficits budgétaire et commercial… – ont des origines profondes et multiples, qui ont été révélées par les crises financières de 2008-2010, pandémique de 2020-2021 et ukrainienne de 2022. Il critique certaines illusions françaises : la réindustrialisation du pays, la préférence nationale (au sein du grand marché européen), la désinflation (en période de pénurie), le retour de la croissance et du plein emploi…

François Lenglet lance trois défis aux pays occidentaux : le dégonflement des bulles immobilière et financière ; la réussite de la transition énergétique et climatique ; la restauration des rôles de régulateur des marchés et de promoteur de la recherche fondamentale, que doivent exercer les Etats. Il avance quelques propositions visant à relever ces défis et à exploiter les opportunités offertes aux pays européens, par les affaiblissements des économies américaine, chinoise et russe. Malgré ses handicaps (la pression fiscale, le coût du travail, l’activisme syndical…) et bien qu’elle figure dans le « club Med » des pays européens du sud, la France conserve encore un fort pouvoir d’attraction des investisseurs étrangers, qu’il serait dommage d’affaiblir par une instabilité politique chronique.

François Lenglet est un journaliste économique et un éditorialiste audio-visuel reconnu. Il fait preuve dans son livre d’une grande culture économique, de la maîtrise d’un style à la fois didactique et vivant, ainsi que… d’un optimisme salutaire en cette période d’incertitude.

 

[1] Hors traductions, rééditions, ouvrages de recherche, manuels universitaires et rapports scientifiques ou professionnels.