Tout n’est pas à vendre. L’argent ne peut pas et ne doit pas tout acheter. Il y a beaucoup de biens ou de services dans la société, ou à l’inverse des obligations sociales, dont les traditions, la morale ou la loi empêchent l’échange ou la mise sur le marché. Par exemple, on interdit les commerces d’organes (mais pas dans tous les pays), le commerce d’êtres humains, le travail forcé qui en est une variante, le service de mère porteuse (qui lui-même est fortement restreint). On ne peut pas acheter sur un marché un droit de citoyenneté ni même un permis de séjour. De même, l’argent n’achète pas la possibilité de s’exonérer d’une peine prononcée pour un crime (encore que la procédure du plea bargain aux Etats-Unis a certaines caractéristiques d’un marché). Il ne rachète pas l’obligation de faire de la prison, en y substituant par exemple quelqu’un qui accepterait de faire le temps carcéral à la place de la personne condamnée, un pigeon comme on disait autrefois, selon un contrat monétaire dont tout étudiant de deuxième année en économie serait capable de soutenir qu’il peut être gagnant pour les deux parties et donc présenter une certaine utilité sociale. (Il passait encore récemment sur les écrans parisiens le merveilleux film Le Pigeon, tourné en 1958 par Mario Monicelli avec Claudia Cardinale, Vittorio Gassman, Marcello Mastroianni et surtout Toto, dont l’histoire démarre sur un tel cas.) Le droit de vote, attribut important de la citoyenneté en démocratie, ne s’achète pas. Il en va de même des services sexuels, même si la variété avec laquelle leur interdiction ou restriction reçoivent une formulation légale selon les pays montre l’embarras du législateur devant ce sujet complexe.

 

On appellera ici « marché nocif » ces marchés que le législateur interdit, qui sont donc refoulés dans le marché noir ou criminel. Cette définition est très imparfaite, les frontières de ce qui est nocif évoluant constamment. Par exemple, l’alcool faisait partie des marchés nocifs dans les Etats-Unis de la prohibition ; il fait l’objet maintenant de restrictions très sévères, mais a quitté le champ des marchés nocifs. Dans certains cas, le marché existe, mais est controversé, comme par exemple pour la collecte de sang. Le marché des « droits d’émission de CO² », c’est-à-dire en clair de se voir reconnaître un droit négociable à polluer, en choque encore beaucoup.

 

Même les plus libéraux des économistes s’accordent à penser qu’il faut mettre des limites aux marchés, qu’il y a des interdits absolus. Adam Smith le premier (qui était loin d’être le libertarien que certains décrivent) donnait des garde-fous moraux stricts. Par exemple, il soutenait qu’il fallait de fortes régulations au marché du travail ; ce qu’il écrivait à ce sujet pourrait être lu sous la plume d’un syndicaliste. Ainsi, « quand une régulation (…) est en faveur du travailleur, elle est toujours juste et équitable ; mais il en va parfois autrement quand elle est en faveur des patrons.1 »

 

Cette question des marchés nocifs a davantage été traitée par les philosophes que par les économistes2. Peut-être parce qu’elle suppose de s’interroger sur le détail du fonctionnement du marché en cause, à un niveau très microéconomique, alors que jusqu’à récemment, avant la théorie des contrats, les outils d’analyse adéquats manquaient. Il est rare aussi de lire des philosophes qui disposent d’une forte culture économique et qui permettent un débat profitable aux deux parties (l’inverse étant encore plus rare). Robert Nozick, dans le camp libertarien, était l’un d’entre eux, et enseignait avant sa mort à Harvard (en même temps que John Rawls), y fréquentant bien sûr toute une brassée de grands économistes ; dans le camp dit communautariste, il y a Michael Sandel3 de Harvard ou Debra Satz4 de Stanford. En France, Jankélévitch ou Ricœur ont traité du sujet, mais sans être en mesure de faire le pont avec la communauté des économistes, en raison de la rigidité des structures universitaires françaises et d’un manque de vivacité de cette dernière profession à l’époque où ils écrivaient.

 

Comme il n’est pas question de traiter en quelques mots de ce sujet immense, on se contente ici et dans les deux billets qui suivent de trois exemples de commercialisation illicite ou contestée :

  • Peut-on acheter et vendre un droit de vote ?
  • Peut-on instaurer un permis d’immigrer ?
  • Peut-on s’exonérer de la conscription militaire par l’argent ?

Comme on va le voir, poil à gratter ou dilemme moral, il n’y a pas d’interdiction du marché bénigne dans ses effets sociaux.
Peut-on acheter et vendre un droit de vote ?

Il y a bien longtemps qu’on a supprimé en France le suffrage censitaire, instauré au moment de la Révolution française, et qui n’a été remplacé par le suffrage universel (masculin !) qu’en 1848. Il donnait droit de vote aux citoyens payant l’impôt, parce que, selon Sieyès, ce grand institutionnaliste de la Révolution, le paiement de l’impôt démontrait leur capacité à assumer leur responsabilité de citoyens. Peu de démocrates le justifieraient aujourd’hui, le jugeant « ploutocratique ». Il donnerait une représentation politique abusive aux personnes fortunées, et donc à leurs intérêts économiques. Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un système où le droit de vote s’achetait, mais simplement d’un lien étroit entre droit de vote et argent.

 

Techniquement, un marché du droit de vote pourrait prendre deux formes : l’aspirant au vote paierait un montant à l’Etat lui procurant un droit de vote, droit qui serait éventuellement cessible ; ou bien l’Etat attribuerait à tout citoyen son droit de vote, mais autoriserait sa cessibilité contre argent. (Pour la petite histoire, la première des solutions est retenue pour les primaires que compte organiser le Parti socialiste, avec un droit d’entrée bien sûr minimal, et une déclaration préalable de voter « à gauche ». Certains à Droite contestent la constitutionnalité de la procédure.)

 

Il y a deux arguments immédiats contre la cessibilité du droit de vote :

  • Un argument de justice sociale. Les « riches », ayant davantage de moyens financiers, pourraient capter des voix au-delà de leur nombre et donc imposer des candidats ou des législations en faveur de leurs intérêts ;
  • un argument de contrat social : il y aurait dissolution du lien de citoyenneté qui soude une communauté nationale. On ne peut pas céder un droit fondamental et rompre ainsi le principe d’égalité des citoyens.

Pourtant l’achat de voix existe. Cela s’appelle le clientélisme, pratique totalement illégale. Il ne s’observe en pratique que pour des élections locales où il est plus facile de surveiller si l’électeur vote conformément à son engagement. Le vote à bulletin secret, qui a dû attendre 1872 avec Gladstone en Grande-Bretagne pour être introduit comme procédure normale, l’a fortement limité.

 

L’économiste libertarien pourrait justifier la négociabilité du vote sur des arguments d’optimum social. Celui qui est le plus intéressé à ce que passe une législation est prêt à payer le plus pour la voir mise en œuvre. Il en irait ainsi des mesures à impact social comme des biens de consommation habituels. S’il devait en résulter des allocations inéquitables, c’est à l’Etat de les compenser (mais contradiction, l’Etat, c’est la collectivité des citoyens qui votent !). L’économiste coasien (cf. billets du Blog du 7 et 10 février 2011) montrerait, avec pas mal de contorsions, que la négociabilité du bulletin de vote serait en pratique neutre sur l’équilibre économique et donc social. Supposons en effet qu’on mette au vote une mesure régressive, posant par exemple un plafond au niveau de cotisations sociales sur les salaires (plafond qui existait de façon stricte à la mise en place de la sécurité sociale après-guerre et qui demeure aujourd’hui avec des effets très atténués). Ainsi, le taux de taxation des salariés varierait inversement au salaire. Evidemment, les « bas salaires » s’y opposeraient. (Il faut supposer pour être complet que les moindres recettes impliqueraient des baisses équivalentes de prestation ou un relèvement équivalent des cotisations sous plafond.) Pour faire passer la mesure, les « hauts salaires » achèteraient leur droit de vote aux « bas salaires ». Mais l’impact serait neutre : à l’équilibre, les bas salaires n’accepteraient de céder leur droit de vote qu’à un prix les compensant du dommage qu’ils subiraient, ou égal à l’avantage que les hauts salaires en tireraient. En pratique, ce raisonnement n’est qu’une divagation, mais une divagation intéressante. L’existence du droit de la majorité implique qu’il suffirait aux hauts salaires d’acheter la fraction des votes leur permettant d’acquérir la majorité, poussant donc les vendeurs à vendre tant que leur vote ne vaut pas zéro (et valant l’infini pour le bulletin permettant la bascule de majorité). On note que la législation sur les OPA, où il y a négociabilité du droit politique de voter en assemblée générale pour les sociétés de capitaux cotées, a progressivement mis en place des procédures de « prix unique » et de transparence de l’information pour éviter ces discriminations contraires au principe d’égalité des actionnaires.

 

Parce que la comparaison est bien celle-ci : accepter la négociabilité du droit de vote, c’est considérer la collectivité démocratique à l’égal d’une société de capitaux. Nous serions les actionnaires de notre collectivité, un terme que reprenait d’ailleurs Sieyès. Nos sociétés modernes attachent une valeur non pécuniaire à ce droit du citoyen, imposant d’ailleurs parfois à ce dernier une obligation d’aller voter sous peine d’amende (c’est-à-dire, dirait encore l’économiste, valorisant le droit de s’abstenir à une élection.)

 

Mais comment ne pas constater que le vote s’achète de bien d’autres façons, par le moyen de la publicité et du marketing. Et que les campagnes marketing sont efficaces pour déplacer le vote des citoyens. Les pays européens réglementent très étroitement les donations aux partis politiques, par exemple en France en interdisant que de tels dons viennent des entreprises. Mais la Cour suprême américaine, à majorité républicaine, a autorisé dans l’arrêt célèbre Citizen United au nom de la libre expression d’opinion (le fameux 1er amendement à la Constitution, qu’on met là-bas à toutes les sauces), toute donation, de quelque niveau, de quelque donateur que ce soit, entreprise ou particulier, pour les candidats aux élections. Et on sait que le principe électif touche un nombre important de postes de l’« administration » aux Etats-Unis. Cela, au-delà de la considération ploutocratique, met les élections américaines sur la voie d’une enchère sans fin et d’un immense gâchis économique. Voir pour un débat le site Public Citizen.

 

La négociabilité du bien, en l’occurrence le droit de vote, n’est donc qu’un élément infime dans le débat complexe sur la citoyenneté. Dès qu’on creuse le sujet, on s’aperçoit que cet interdit n’est que partiel, et que nos sociétés vivent toujours à sa limite et doivent s’en accommoder. La législation doit toujours être aux aguets. Dès que le principe indemnitaire est reconnu (compenser le citoyen d’une décision prise par la majorité, mais contraire à ses intérêts pécuniaires), on commence même à introduire ce principe de négociabilité, sous une forme très bâtarde et donc probablement peu optimale. Le défi posé à nos démocraties est immense.

 

 

1. La richesse des nations, pp. 157-158, édition anglaise. Cité par Debra Satz, p. 43.
2. Il faut citer toutefois James Tobin. Voir « On Limiting the Domain of Inequality », Journal of Law and Economics, 13, n°2, 1970, pp. 263-277.
3. Mandel, Michael J., 2009, « Justice. What’s the right thing to do », Penguin.
4. Satz, Debra, 2010, « Why some things should not be for sale », Oxford University Press.