La Commission des Finances du Sénat, présidée par M. Philipe Marini, a tenu le mercredi 12 juin 2013 une audition conjointe du plusieurs sachants sur le thème précité. La presse était  invitée à assister au débat. Dans la tribune qui lui était réservée, quatre personnes, dont l’auteur de ces lignes, étaient présentes, parmi lesquelles au moins  deux médias comptables étaient représentés : la RFC (Revue Française de Comptabilité) et   « La Profession Comptable ». Il n’y avait aucune caméra, contrairement   à ce qui se passera  pour l’audition tenue dans les mêmes lieux, quelques  jours plus tard, d’un ancien Directeur Général du FMI. Preuve que la comptabilité n’est pas pour les médias, sauf en période de crise aiguë, un sujet  qui galvanise assez l’audimat pour susciter leur intérêt.

Cette audition conjointe regroupait cinq protagonistes   : MM. Jean-Luc Decornoy, président du directoire de KPMG (France), Jérôme HAAS, président de l’Autorité des Normes Comptables, Didier Marteau, Professeur à l’ESCP Europe, Philippe Messager, Président de l’AFTE (Association Française des Trésoriers d’entreprises) et Michel Prada, Président de l’IFRS Foundation.

Le plateau ainsi constitué pouvait paraitre équilibré : un universitaire, un auditeur, un praticien d’entreprise et deux normalisateurs comptables : l’international, Michel Prada, et le national, Jerôme Haas. En réalité, comme le montrera le déroulement des débats, une telle configuration n’était pas de nature à éclairer de façon correcte et impartiale la représentation nationale.

L’exposé introductif du Président Marini et du rapporteur François Marc a planté le décor : le choix des normes internationales IFRS , appliquées en Europe depuis 2005,a donné lieu , surtout depuis la crise, à de nombreux débats, dont la  France « s’est peut-être fait une spécialité », sur » le court-termisme, la volatilité qu’elles  induisent , l’expression ainsi donnée à la financiarisation de l’économie. »La Commission européenne va réexaminer  le règlement sur  l’application des normes comptables internationales, afin d’en évaluer l’impact après 8 années d’application, confiant à M.Philippe Maystadt   une mission à cet égard.

Cet exposé est clairement un résumé des griefs réels ou supposés qui ont cours en France depuis 2003, mais surtout depuis la crise, adressés aux IFRS et l’IASB. Le thème « les normes comptables au service de l’économie »est, au fond : les IFRS servent-elles ou desservent-elles l’économie ?

 

JEROME HAAS

Pour répondre à cette question, M. Jérôme Haas a d’abord la parole. Son exposé ne surprendra que ceux qui ne le fréquentent pas  assidument : un mélange de digressions, d’affirmations  non étayées, de contre-vérités, dont il n’a pas le monopole, mais qu’il exprime avec vigueur et un rare talent.  Il commence par opposer l’économie réelle à une économie financière qui n’en ferait pas partie, mais serait virtuelle. La comptabilité de l’économie réelle serait un documentaire, celle de l’économie financière serait une fiction, la première ennuyeuse et robuste (la comptabilité traditionnelle)  , la deuxième plus ludique mais quasiment onirique  , selon lui l’apanage des normes comptables internationales.

 

 

Pour Jérôme Haas, le summum  de la comptabilité, dont il convient de ne pas s’écarter, remonte à la Renaissance italienne, « il y a cinq cent ans » (sic) , c’est-à-dire à Luca Pacioli .

Sa principale erreur est d’affirmer que les normes internationales décrivent l’avenir et non le passé et qu’ainsi elles seraient imprudentes  Rien n’est plus faux.

L’ « introduction de l’avenir  dans les comptes » ouvrirait, selon Jérôme Haas, «  la possibilité d’y inclure des profits non réalisés ». Cette affirmation est doublement absurde ; premièrement, il faut nécessairement  tenir compte de l’avenir pour comptabiliser des actifs existants puisque les actifs (définition non contestée) sont des avantages économiques futurs. Deuxièmement, Tant qu’une créance n’a pas été encaissée, le profit n’est pas réalisé. Il est pourtant admis de comptabiliser les profits avant l’encaissement dès lors qu’on n’est plus dans une simple comptabilité de trésorerie, qui n’a plus cours dans les entreprises depuis longtemps.

Sa critique du court-termisme fait porter aux normes comptables la responsabilité des bulles et des crises. C’est en fait une critique de l’évaluation à la juste valeur et de la valeur instantanée traduite par les marchés. Cette attitude marque une confusion entre les effets et les causes, entre la volatilité et la fiabilité. Une valeur de marché est extrêmement fiable et cependant volatile. Faut-il ignorer la volatilité, la cacher ?  Et par quoi remplacer la juste valeur, et comment calculer une  valeur « économique » de  long terme qui soit fiable ?

Jérôme Haas dans ses attaques tous  azimuts se garde bien de rien proposer qui fasse sens pour résoudre les questions qui, selon lui, se posent.

A l’issue de son exposé, le président Marini lui lance une pique : «  les normes françaises  sur lesquelles l’ANC a autorité n’intéressent plus personne ». M. Haas répond qu’elles sont « simples, sures et stables et permettent de distribuer des dividendes effectivement réalisés. » Il est facile de démonter la vacuité et même l’inexactitude de ces affirmations.

 

MICHEL PRADA

Michel  Prada avait envisagé de répondre à ce feu nourri qu’il a déjà  plusieurs fois essuyé en démontant le caractère outrancier, voire souvent faux, des affirmations de M. Haas. Il se serait sans doute appuyé sur la brillante démonstration publiée récemment un peu partout sous la plume d’un membre du Board de l’IASB, Philippe Danjou. Mais le président Marini lui ayant demandé d’expliquer l’état des relations avec les Etats Unis qui hésitent à sauter le pas pour adopter les IFRS, M. Prada, en sa qualité de président de la Fondation IFRS qui assure la gouvernance de l’IASB, retrace l’historique des relations entre l’IASB et le FASB depuis 10 ans. Il souligne les progrès réalisés dans la  convergence et combien il est difficile à ce pays , qui représente encore 40% de la capitalisation boursière mondiale ,de renoncer à ses normes nationales  de qualité et très développées .Il fait d’ailleurs remarquer que la SEC continue à être vivement impliquée dans le développement des  IFRS et que les États Unis , par le biais des sociétés étrangères qui y sont cotées , est plus utilisatrice des IFRS que nombre de pays européens . Il serait contre- productif de les écarter et de ne pas profiter de leur savoir- faire.

 

 DIDIER MARTEAU

Appelé à se  prononcer sur la responsabilité alléguée des normes comptables dans la crise financière, Le professeur Marteau s’est lancé dans une critique de la juste valeur. Il a surtout, et à juste titre, critiqué le niveau 3, plaisamment baptisé « mark to myself » et reposant sur des données non observables.. S’est-il rendu compte que, ce faisant, il faisait a contrario  l’éloge du niveau 1 , parfaitement observable et , dans une certaine mesure du niveau 2 ,dont les modèles sont construits à partir de données observables?

Retombant dans le travers de son rapport qui , en son temps, avait conduit la ministre Mme Lagarde à des  conclusions erronées sur les responsabilités dans la crise ,il a simplement redémontré- mais tout le monde le savait déjà – que le secteur bancaire , au plan mondial a triché, massivement abusé (au sens de la « fraude à la loi » )- des normes : en maquillant par une titrisation de mauvais aloi, des produits financiers qui  auraient dus rester comptabilisés au coût historique   amorti  et en les mesurant à la juste valeur, ils faisaient coup double , au plan comptable et au plan des règles prudentielles  à l’évidence mal calibrées (défaut corrigé depuis)

Bien entendu, l’intervention de M.Marteau, rejoignant les poncifs favoris des adversaires de l’IASB, a conforté, du mois en apparence, les affirmations de M. Haas .

 

JEAN -LUC DECORNOY

Encore il y a  peu président du directoire de KPMG France,  il reconnait des mérites aux IFRS  mais leur voit aussi des défauts, notamment l’interdiction d’amortir le goodwill qui, selon lui , a poussé les prix à la hausse. Il s’accommode fort bien  du double langage comptable qui existe en France et plaide pour que les IFRS ne soient pas étendus aux PME, « car vous finiriez de les achever ». Il oppose l’approche financière, selon lui propre aux IFRS, à l’appréciation de la performance économique, qui serait occultée par les normes internationales. Il fait aussi l’éloge de la qualité de l’audit en Europe, bien supérieure à ce qu’elle serait aux États Unis, où les recrutements seraient médiocres. Interpellé un peu plus tard par le Sénateur Arthuis sur le rôle que les auditeurs pourraient jouer pour la détection de l’évasion fiscale liée aux prix de transfert, il a « botté en touche », rendant à Bercy ce qui est à Bercy.

Il a laissé entrevoir le malaise des auditeurs confrontés à de fortes pressions durant la crise pour certifier des comptes sur lesquels ils avaient légitimement des doutes.

 

PHILIPPE MESSAGER

Président de l’Association française des trésoriers d’entreprise  (AFTE) et travaillant à l’EDF, M. Messager est un « préparateur » de comptes en IFRS, mais il doit aussi maitriser les règles françaises (comptables et fiscales), et les sociétés européennes cotées aux Etats Unis (ce qui n’est pas le cas d’ EDF) ne peuvent totalement ignorer les US GAAP , même si leurs comptes sont établis en IFRS.

Il a aussi mentionné l’importance des règles des agences de notation, auxquelles les marchés sont très sensibles. Chaque agence a sa propre méthodologie.

On a bien senti dans le discours de M. Messager que la perception de normes comptables par les groupes industriels et commerciaux est beaucoup plus  apaisée que pour le secteur financier. Mais on n’est pas assez attentif à cette majorité silencieuse.

 

DEBAT

Le rapporteur  général François Marc  pose alors quelques questions aux intervenants.

M.Prada a ainsi l’occasion de parler des PME: pourquoi les PME font-elles preuve de dynamisme dans les pays qui appliquent des normes comparables aux IFRS? (États Unis, Corée et un centaine d’autres pays?) Même si le problème des PME, voire des TPE, n’est pas central pour le normalisateur international, il l’est pour les entreprises moyennes. L’IASB a un référentiel spécial IFRS pour PME qui connait un très grand succès dans le monde, et par exemple, sans aller bien loin, en Grande Bretagne. (On peut rappeler que le président de l’ANC a tenté  d’interdire  tout débat en France sur ce référentiel dès qu’il a été publié.)

Michel Prada établit ensuite un distinguo très clair entre la norme comptable et la règlementation prudentielle qui ne doivent pas s’ignorer, mais rester chacune dans son domaine.

M.Haas reconnaît que les PME  peuvent établir leurs comptes consolidés en IFRS. Il déclare avoir fait à l’IASB des propositions de simplifications et prétend avoir été entendu; il critique  la norme prudentielle des assurances Solvabilité II, franchement court-termiste, qui n’a pu se caler sur une norme comptable que l’IASB n’avait pas pu produire.

La question court-terme vs long terme fait l’objet d’un échange ,entre M. Prada et M.Haas , lequel interprète de récents propos du président de l’IASB , Hans Hoogervorst, comme hostile à la perspective à long terme , alors qu’il a simplement dit que cette perspective ne devait pas conduire à tenter de cacher la volatilité à court terme .En effet ,ceux qui ne se soucient pas de la volatilité à court terme  risquent fort de ne pas avoir l’occasion de contempler le long terme.

Le débat s’oriente alors, suite à une intervention du sénateur Arthuis, sur la normalisation dans le secteur public. M.Prada, avec son autre casquette, celle de président du CNoCP, précise que les normes comptables du secteur public doivent être différentes de celles  du secteur privé et ne doivent pas se limiter à copier celles-ci. Il pense que l’Europe doit affirmer sa souveraineté en la matière en se dotant d’une autorité spécifique. Si elle ne l’a pas fait pour les normes de comptabilité privée il ya 10 ans, cela n’implique pas qu’elle ne le fasse pas pour la comptabilité publique maintenant.

Le sénateur Arthuis remarque que les comptes d’EDF contiennent une créance de 4,9 milliards € sur l’Etat, alors que cette dette n’apparait pas dans les comptes de l’Etat. Cela donne l’occasion d’un débat sur les réels progrès faits en France, mais aussi sur ce qui reste à faire. Ce qui a été fait pour l’Etat  n’a pas encore trouvé de concrétisation de même qualité au niveau des collectivités territoriales.

Le professeur Marteau impute aux normes comptables et en particulier à la juste valeur  les errements ayant conduit les banquiers à verser des bonus exagérés aux traders et des dividendes indus aux actionnaires. Il serait bien embarrassé de trouver dans les normes comptables internationales une seule phrase qui indique  comment les traders doivent être rémunérés et qu’il convient de les rémunérer à partir de plus-values latentes. De même, il serait bien en peine d’y trouver une seule disposition qui lie la distribution de dividendes au résultat comptable, de quelque façon que celui- ci soit calculé. Ces questions relèvent de la gestion, voire de l’éthique des dirigeants et du droit des sociétés propre à chaque pays. En France, les dividendes sont assis sur un résultat comptable qui résulte des normes françaises  et non pas des normes internationales. Donc, s’il fallait  incriminer des normes comptables -ce que je ne crois pas – ce serait le PCG qui devrait être mis sur la sellette. On s’apercevrait qu’il n’est pas toujours aussi « prudent » qu’on le dit.

A une question posée par le sénateur Delattre qui demande s’il ne faudrait pas « introduire de l’éthique dans les comptes », on pourrait répondre que l’éthique doit d’abord être chez les dirigeants. C’est à eux de veiller à bien appliquer les normes, sous le contrôle des auditeurs. . Les normes doivent se limiter à tenter de dire le vrai, quel qu’il soit, ce qui n’est pas facile.

M. Haas critique les nouvelles normes de consolidation de l’IASB que l’Union européenne vient d’adopter. Il considère que l’IASB a « baissé la garde » et se félicite que la France se soit abstenue  dans ce vote. M.Prada marque au contraire les progrès significatifs que ces nouvelles normes vont permettre  en s’appuyant sur un concept rénové de contrôle , pour lutter contre les errements antérieurs M. Haas  critique également  IFRS 13 , mais les exemples qu’il donne  porte sur le champ d’application de la juste valeur , qui  n’est pas l’objet d’IFRS 13 , qui ne traite que de l’évaluation.

 

POUR CONCLURE

Un débat riche, mais qui pour un observateur externe averti, avait un air de « déjà vu » ou «  déjà entendu ». Il est souhaitable et possible qu’il ait donné aux sénateurs des informations, mais il est probable qu’ il les laisse perplexes . Le débat était déséquilibré car la coalition implicite entre M. Haas et le professeur Marteau  laissait peu de place aux arguments pourtant objectifs et étayés de M. Prada, d’autant qu’on a trop peu entendu M. Messager et que l’attitude de Jean-Luc Decornoy a été ambiguë et difficile à décrypter.

L’alacrité du débat sur ces questions reste bien une spécificité française, comme le rappelait en début de débat le sénateur Marini, mais l’attitude outrecuidante et mal étayée par les faits de certains représentants de notre pays à Bruxelles ne peut conduire qu’à diminuer notre influence et à isoler davantage le village gaulois. On a  l’impression que la France se sent protégée par une ligne Maginot, comme autrefois. Elle ne pourra cependant pas détruire l’édifice international, ce qui serait d’ailleurs une mauvaise action, et elle ne trouvera pas d’alliés de poids pour s’y attaquer. Alors, pourquoi ne pas jouer le jeu intelligemment, en commençant par mettre dans la balance des arguments vrais?