Chroniques de lecture – Août 2024
Mohamed Benmerieme, Lacan subversif – Quelques pensées intempestives, L’Harmattan, 2024, 346 pages.
L’auteur (assistant social à Bruxelles) s’interroge sur les causes et les formes du malaise de la société contemporaine. Il se livre à une réflexion foisonnante, inspirée par Lacan et Heidegger, sur la vision, notamment partagée par les jeunes des quartiers défavorisés, du système néolibéral, qu’il qualifie de « techno-capitaliste » ou de « consumériste-hédoniste ». Il attribue leur malaise (ou « mal-être ») au « vide ontologique » (ou structural) caractérisant l’Être de l’homme post-moderne. Ce « vide » ou ce « manque » recouvrirait les frustrations engendrées par la société actuelle qui serait progressivement réduite à l’état « d’appareil à produire et à consommer ». Les produits (ou objets « a » selon Lacan) satisfont de moins en moins les désirs des consommateurs (ou Sujets). Ces derniers sont en permanence en manque d’objets. Ce « dispositif fondateur » a été pressenti il y a un siècle par Heidegger, qui estimait que face au progrès, « la perplexité, l’ennui et le vide envahissent l’homme et bouleverse son quotidien ». Les sciences dures, notamment les nouvelles technologies, sont les « moteurs » du dispositif, tandis que les sciences humaines, notamment la philosophie et la psychanalyse, en sont les « déculpabilisateurs ».
Cette représentation a été reprise par Lacan dans son « ordre des discours », qui distingue les discours du maître, de l’université, de l’hystérique, de l’analyste et du capitaliste. Ce dernier est aujourd’hui assimilé à l’entrepreneur (ou au manager) qui a pour rôle de créer, de fabriquer et de vendre des objets par des discours (ou signifiants) destinés à « faire taire » les désirs des consommateurs. Le savoir des maîtres (professeurs, philosophes) et des analystes (sociologues, psychologues, psychanalystes) ne peut plus combler les frustrations des sujets.
Cette représentation de la société post-moderne n’est pas nouvelle – elle inspire notamment les pensées néo-marxistes et écologistes – mais elle se révèle étonnamment actuelle en raison de la virtualisation des objets directement créés par les sujets grâce à diverses techniques de réalité augmentée, censées représenter les rêves et « simuler l’inconscient » .
L’ouvrage peut être lu comme une invitation à changer la société, mais aussi, plus cyniquement, comme un encouragement à renouveler le discours managérial.
Gauthier Dambreville, VarIAtions – IA : le puzzle de notre futur s’assemble, L’Harmattan, 300 pages.
Depuis 2022 et le lancement par Open AI de la première application ChatGPT, le développement de l’IA générative (IAg) constitue une des problématiques privilégiées par les chercheurs académiques et par les praticiens expérimentés de l’IA, mais aussi par les auteurs de romans de science- fiction. La plupart des publications portent sur ses aspects fonctionnels et ses impacts socio-économiques, mais certaines d’entre elles témoignent de la diversité et de l’acuité des questionnements et des inquiétudes suscités par l’essor fulgurant de l’IAg, de la blockchain et des techniques de simulation. Ils se livrent à des approches variées de ces développements (descriptions, exemples pratiques, étude de cas), mais peu d’entre eux, à l’instar de Philip K. Dick ou d’Isaac Asimov, pratiquent l’art du roman ou de la nouvelle.
C’est le cas du livre de Gauthier Dambreville qui mérite une attention particulière par son originalité et sa créativité. Il s’organise en neuf nouvelles mettant en scène des situations imaginaires pouvant être suscitées par les futurs développements de l’IAg, de la conduite autonome, de la circulation administrée, des échanges instantanés, des assistants vocaux, des jumeaux numériques, et des générateurs d’images. L’auteur rappelle les projets imaginés et mis en œuvre par les dirigeants des GAFAM – et notamment les « prophéties » de Mark Zuckerberg, fondateur de Méta. Il présente ensuite ces situations à la manière des romans de science-fiction. Par des exemples concrets, il montre les dangers encourus par de « folles innovations » numériques, par la perte de contrôle des boites noires, par des robots assistants trop intelligents, et par des nouveaux humanoïdes.
Bien que présentée comme une lecture de vacances, l’ouvrage incite à réfléchir sur les caractères angoissants et déshumanisants des nouveaux « paradis artificiels » engendrés par les solutions d’IAg. La lecture permet d’entrevoir certaines externalités insoupçonnées du management des entreprises. L‘auteur est un ingénieur passionné de science-fiction.
Collectif, Foucault, l’indiscipliné, Hors-série Les Essentiels n°16 – avril – mai 2024 de la revue Sciences Humaines, 130 pages.
À l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Michel Foucault, qui est le philosophe français actuellement le plus cité dans le monde, 28 enseignants et chercheurs français et américains se sont réunis pour présenter l’homme, l’œuvre et l’héritage de l’intellectuel qui, par les 37 000 pages de son œuvre, a marqué plusieurs disciplines, notamment la philosophie, l’histoire, l’anthropologie et la psychologie. Mais sa pensée a également inspiré plusieurs théoriciens de l’économie et du management. Un chapitre du cahier, rédigé par l’historien américain Michael C. Behrent, est consacré à la pensée économique de Michel Foucault, qui a longtemps enseigné à l’université de Berkeley. Dans le cadre de son cours au Collège de France sur la naissance de la biopolitique, délivré en 1979 (en plein choc pétrolier), il est un des premiers à comparer le libéralisme économique inspiré par l’École de Chicago et engagé par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, d’une part, et l’ordolibéralisme (ou économie sociale de marché), inspiré par l’École autrichienne, d’autre part. Dans le domaine du management des organisations, il observe l’évolution de la relation entre le savoir (sous toutes ses formes) et le pouvoir (par toutes ses pratiques) exercé notamment dans l’entreprise. Il préconise également une maîtrise de la « gouvernementalité de soi » (ou du « souci de soi »), qui repose sur la recherche de la vérité et sur le sens des responsabilités.
Les travaux de Michel Foucault ont inspiré plusieurs écoles de pensée, mais ont aussi suscité maintes critiques dénonçant à la fois les contradictions de sa pensée, certains contresens historiques et/ou des « improvisations spéculatives ».
Le cahier est complété par un abécédaire du langage foucaldien, inspiré notamment par celui de Nietzsche, couvrant les concepts « d’archéologie du savoir », de « biopolitique », de « dispositif », de « généalogie », « d’épistémè », « d’hétérotopie », de « panoptique », de « pouvoir », et de « société disciplinaire ».
Félix Torres et Michel Hau, Le décrochage français : Histoire d’une contre-performance politique et économique, 1983-2017, Puf, 523 pages.
Le livre de Félix Torres et de Michel Hau s’inscrit dans un vaste courant consacré au déclin de la France, marqué notamment par les ouvrages de Philippe Aghion, Gilbert Cette et Élie Cohen, Changer de modèle (2015), de Marcel Gauchet, François Azouvi et Éric Conan, Comprendre le malheur français (2017), de Jean-Marc Daniel, Le Gâchis français (2017), d’Hervé Le Bras, Se sentir mal dans une France qui va bien, (2019), Jacques de Larosière, 40 ans d’égarements économiques (2021), de Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Pour en finir avec le déclin (2022).
Mais Le décrochage français se distingue par son approche à la fois historique et phénoménologique des politiques économiques et sociales menées par les gouvernements français sur la période de 1983 (marquée par l’abandon du programme commun) à 2017 (le début du 1er mandat d’Emmanuel Macron). Les auteurs analysent en profondeur les effets positifs et négatifs des nombreux plans, programmes et mesures qui ont été engagés, parfois à contre emploi, souvent dans l’urgence et rarement à leurs termes. Ils s’efforcent d’éviter le biais de confirmation de leur vision pessimiste de la politique française, en illustrant leurs démonstrations par les rappels des narratifs des différentes parties concernées. Ainsi, dans le cas de l’instauration de la semaine de 35 heures, ils rappellent les nombreux rapports à charge et à décharge que cette réforme controversée a suscité, pour enfin conclure : « les 35 heures ont eu comme premier tort d’affaiblir la compétitivité du pays, comme deuxième d’installer l’idée que le travail est une quantité finie qu’il faut partager, et comme troisième, qu’au fond, la vraie vie est ailleurs, dans les loisirs ».
L’ouvrage contribue à former les jeunes lecteurs à l’économie industrielle et financière, ainsi qu’à faire revivre aux moins jeunes les faits les plus marquants de leurs vécus. Les uns comme les autres s’interrogeront sur les facteurs qui conduisent à ce que « la France soit en grève d’elle-même » : l’illusion de la supériorité du « modèle social français », le rejet des bureaucraties française et/ou européenne, la défiance envers le libéralisme, les cultes du keynésianisme et de l’impôt, l’incapacité à s‘inspirer des expériences réussies des « pays phénix » comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède ou l’Italie. Les lecteurs ne pourront que constater que l’État français est confronté au Mythe de Sisyphe, luttant sans cesse contre les déséquilibres économiques et les désordres sociaux, et réalisant la vision prémonitoire d’Alexis de Tocqueville (1856) selon laquelle « une nation fatiguée de longs débats consent volontiers qu’on la dupe, pourvu qu’on la repose […] ces entreprises échouent toujours et ne font qu’enflammer le peuple sans le contenter ».
Le texte est enrichi par un volumineux appareillage composé de tableaux, graphiques, notes et index.
Les auteurs sont respectivement professeur émérite à l’université de Strasbourg et chercheur HDR à la Sorbonne université.