Les systèmes de retraite suscitent des débats dans la plupart des pays occidentaux, et notamment en France, où ils revêtent un caractère socio-économique mais également idéologique. Ces débats sont anciens, puisque dès 1673, Colbert créait l’Etablissement National de la Marine chargé de la retraite des vieux marins, qu’en 1853, étaient instituées les pensions des fonctionnaires, et qu’en 1945, était généralisée la Sécurité sociale, couvrant les assurances maladie, chômage et retraite. Sept décennies plus tard, la charge des retraites des français représente le tiers des contributions sociales, qui couvrent 32% du PIB (taux le plus élevé de l’OCDE). Mais au début du XXIe siècle, le problème des retraites revêt une nouvelle dimension en raison du déséquilibre croissant entre la population active des cotisants aux différentes caisses de retraite et la population inactive des bénéficiaires des pensions. En 2000, 10 actifs soutenaient 4 retraités. En 2030, en l’absence d’une réforme structurelle du système, la charge des actifs devrait pratiquement doubler, en raison notamment de la cessation d’activité des baby- boomers. La polémique sur les vices et les vertus des systèmes de répartition et de capitalisation des dépenses sociales, embarrasse les hommes politiques, interpelle les économistes et divise de plus en plus les français.

Une fiscalisation et une financiarisation du système français de retraite semblent inévitables. Mais l’avenir du système ne soulève pas que des problématiques d’ordre économique et social. Il suscite plus largement des interrogations, d’ordre idéologique et politique, sur le « modèle social français » et sur « l’Etat-providence à la française ». Cet article s’efforce de dépasser les débats de plus en plus techniques sur le comblement des déficits des caisses de retraite, afin d’analyser les paradoxes attachés aux théories et aux pratiques qui sous-tendent le système français de retraite.

Les paradoxes théoriques

Bien que les débats sur les systèmes de retraite se limitent le plus souvent à une opposition entre deux logiques – de capitalisation et de répartition -, il semble que le système français soit en fait un compromis entre trois modèles, fondés respectivement sur l’assurance, l’assistance et l’épargne.

  • Le chancelier Bismarck a mis en place en 1880 en Allemagne, un système ordo-libéral d’assurance-vieillesse basé sur des cotisations obligatoires proportionnelles aux revenus du travail et complété par des mutuelles complémentaires privées.
  • L’économiste Beveridge a conçu un système, appliqué au Royaume Uni en 1942, d’assistance universelle gratuite, destiné à lutter contre la pauvreté (welfare).
  • Un 3e système – qualifié de « résiduel » ou de « néo-libéral » – s’est par ailleurs développé à partir du XIXe siècle, principalement dans les pays anglo-saxons, conjuguant une assistance minimale aux plus démunis (workfare) et différents systèmes privés d’épargne-retraite ou de fonds de pension (Sabine, 2006).

A l’origine, le système français était plutôt inspiré par le modèle de Bismarck, mais il a été ensuite enrichi par celui de Beveridge et, de façon marginale, par des systèmes d’épargne-retraite relevant du modèle néo-libéral. Le système français n’a pu être unifié : le régime général (organisé notamment par les ordonnances Jeannenay de 1967) coexiste avec des régimes complémentaires publics (ARRCO et AGIRC), des régimes spéciaux fondés avant-guerre (fonctionnaires, SNCF…), des régimes autonomes (commerçants-artisans, professions libérales…) et leurs régimes complémentaires (IRCANTEC…). Le système français n’a pu également être rendu équitable, car les conditions d’accès à la retraite, les taux de cotisation, les niveaux de pension (taux de remplacement) et les conditions de financement des caisses de retraite, diffèrent selon les régimes (général, fonctionnaires…) et les branches d’activité. Les charges sociales sont égales en moyenne à 15% des salaires bruts dans le régime général, à 20% dans celui des fonctionnaires civils et de 50 à 100% dans celui des militaires. Les 6 millions de retraités de la fonction publique (dont 3 millions d’enseignants) bénéficient d’environ 70 milliards € de pensions civiles (dont 58 milliards pour les fonctionnaires d’Etat et les militaires), tandis que les 13 millions de retraités du secteur privé (adhérant au régime général) ne perçoivent que 106 milliards €.

Les paradoxes systémiques

Bien que les discours politiques et les enseignements universitaires présentent le système français de retraite comme offrant « un des meilleurs niveaux de retraite légale », il est classé par Mercer Global Pension, seulement à la 13e place parmi 25 pays développés. Le classement est établi en fonction de 40 critères mesurant les systèmes en termes d’adéquation (niveaux des pensions), de viabilité (à moyen et long terme) et d’intégrité (équité et gouvernance des régimes). Le système français est situé au même niveau que celui des Etats Unis, loin derrière les systèmes des pays nordiques et de l’Allemagne. Mercer détecte un risque d’impasse budgétaire des caisses de retraite françaises et recommande de reporter l’âge de départ à la retraite et l’employabilité des seniors. Il souligne l’inégalité de traitement des actifs et des retraités selon les régimes de retraite.

Bien que le système français de retraite soit présenté comme équitable, il se limiterait en fait, selon Verhaeghe (2016), à une redistribution sociale et fiscale des classes moyennes vers les milieux défavorisés. Ce transfert serait destiné à éviter les conflits sociaux, selon une logique purement bismarckienne. Il reposerait sur une « alliance implicite » entre les dirigeants politiques, la haute administration et les « exclus du capitalisme».

Bien que la gouvernance des caisses de retraite soit paritaire – c’est-à-dire administré par 34 caisses et environ 1900 mandataires sociaux (employeurs et salariés) – le fonctionnement de l’ensemble des régimes est en fait géré par la Direction de la sécurité sociale.

Certaines ambiguïtés du système sont anciennes, car, depuis 70 ans, les leaders politiques et syndicaux attribuent la paternité de la Sécurité sociale à l’élan patriotique des résistants de la seconde guerre mondiale, alors que le système français a été conçu en 1941 par deux conseillers d’Etat, Pierre Laroque et Alexandre Parodi, sous le régime de Vichy (Verhaeghe, 2016). Le système a alors permis de financer les retraites de plus d’un million de non-cotisants, grâce à la répartition des réserves accumulées par les régimes de capitalisation instaurés par une loi de 1908.

Les paradoxes structurels

Bien que les systèmes de retraite occidentaux présentent des architectures très différentes, les niveaux de vie (avant impôts) des seniors sont comparables d’un pays à l’autre.

Le Conseil d’Orientation des Retraites a publié en 2016 un rapport comparant les systèmes en vigueur dans 11 pays développés. Il distingue 3 groupes de systèmes :

  • Dans le premier groupe, les revenus des seniors (plus de 65 ans) sont principalement issus de transferts publics : Belgique (85%), Allemagne (75%), France et Italie (73%), Espagne et Suède (70%).
  • Dans le second, leurs ressources sont partagées à parts égales entre transferts publics et revenus du capital : Pays-Bas, Royaume Uni, Canada.
  • Dans le troisième, leurs revenus sont répartis entre transferts publics (35% aux Etats Unis), revenus financiers et rétributions de travaux d’appoint.

Dans les pays sous influences anglo-saxonne et scandinave, le financement des retraites est largement fiscalisé. Dans les autres pays, dont la France, il demeure principalement adossé à des cotisations obligatoires ou volontaires de la part des employeurs et des employés, mais il est de plus en plus couvert par l’impôt.

Quel que soit le système, le revenu avant impôt (en parité de pouvoir d’achat) est pratiquement identique. Mais les systèmes du premier groupe sont plus exposés à des déséquilibres budgétaires impliquant des réformes récurrentes et de nouveaux impôts (frappant principalement les actifs).

Les paradoxes institutionnels

Depuis deux décennies, bien que présentées comme fondamentales, les réformes successives du système français de retraite ont principalement consisté en des mesures d’ajustement technique, sans en modifier la structure et le processus de fonctionnement.

  • La loi du 22 juillet 1993 (dite « réforme Balladur ») a modifié les régimes de retraites du secteur privé en indexant les pensions sur les prix (et non plus sur les salaires), en relevant (de 150 à 160 trimestres) la durée de cotisation ouvrant droit à pension à taux plein, et en portant de 10 à 25 ans la base de calcul du salaire de référence. Elle a été suivie en 1996 par un rééquilibrage des régimes complémentaires des salariés du privé (ARRCO et AGIRC).
  • Un fonds de réserve pour les retraites a été créé en 1999, afin de constituer une réserve d’épargne collective suffisante pour financer les régimes entre 2020 et 2040.
  • La loi du 21 août 2003 (dite « loi Fillon ») a partiellement aligné les conditions de départ à la retraite de la fonction publique sur celle des assurés du secteur privé, a ménagé plus de liberté dans les conditions de départ à la retraite, et a créé deux dispositifs d’épargne salariale facultatifs (le Plan d’épargne retraite populaire et le Plan d’épargne pour la retraite collectif).
  • La loi du 9 novembre 2010 (dite « réforme Woerth ») a relevé progressivement l’âge de la retraite de 60 à 62 ans et l’âge de liquidation d’une retraite sans décote de 65 à 67 ans. Elle a également prévu l’alignement des cotisations retraite des fonctionnaires sur celles des salariés. La réforme devrait entraîner 5,9 milliards d’économies en 2017.
  • La loi de 2014 (dite réforme Touraine) « garantissant l’avenir et la justice du système de retraite », couvre un ensemble de mesures allongeant la durée de cotisation, créant un compte personnel de prévention de la pénibilité et modifiant les règles de validation de trimestres afin de favoriser les retraités ayant touché des bas salaires ou exercé à temps partiel. L’économie attendue est de 5,4 milliards en 2030.
  • La réforme « Lura » (liquidation unique des régimes alignés), applicable en principe en juillet 2017, devrait unifier le mode de calcul des différents régimes alignés (hors professions libérales et fonctionnaires).

Les dernières réformes ont permis de rétablir provisoirement l’équilibre budgétaire du régime général, mais l’ensemble du système de retraite n’en demeure pas moins inégalitaire et vulnérable aux aléas conjoncturels. La plupart des acteurs et des observateurs du système français de retraite prônent donc une harmonisation des différents régimes (plus rarement une fusion des régimes), des ajustements systématiques ou réguliers de ses différentes variables (notamment la durée de cotisation et l’âge de liquidation de la retraite), et une simplification des dispositifs de solidarité. Plusieurs économistes (Bozio et Piketty, 2008) proposent la mise en place de «comptes notionnels » sur lesquels tous les assurés sociaux accumuleraient leurs cotisations individuelles.

Plusieurs voix appellent la mise en place d’une « couverture socle commune » remplaçant les 10 minima sociaux actuels (rapport Sirugue d’avril 2016), d’un « Revenu de Base Inconditionnel » (de Basquiat) ou d’un « Revenu universel » (Verhaeghe). Ce dernier serait versé à tous les citoyens de la naissance à la mort et se substituerait à toutes les prestations sociales. Plusieurs systèmes sont expérimentés, notamment en Finlande et aux Pays-Bas, mais jusqu’à présent, les consultations populaires (en Suisse, Belgique…) ont été négatives.

Les paradoxes comptables

Les comptabilités publique (nationale) et privée (d’entreprise) n’établissent pas de distinction entre les modèles hérités de Bismarck ou de Beveridge. Elles suivent une logique de capitalisation.

Alors qu’à l’origine, les régimes français d’assurance-vieillesse étaient plutôt définis comme des systèmes de solidarité intergénérationnelle, ils se sont transformés en systèmes d’épargne collective et individuelle. La logique économique s’est substituée à la logique administrative. L’approche comptable et financière s’est imposée face à l’approche sociale. Cette mutation a été rendue nécessaire par le caractère de plus en plus complexe du monde du travail, où coexistent désormais plusieurs statuts (fonctionnaires, salariés, artisans-commerçants, professions libérales, travailleurs indépendants…). L’évolution de la notion de retraite dans la Comptabilité Nationale témoigne de cette évolution, qui n’a pas été « linéaire et progressive », mais marquée par des « ruptures idéologiques » (Desrosières, 2008).

Depuis 1945, l’enregistrement dans la Comptabilité Nationale, des cotisations d’assurance-vieillesse a suivi trois procédures. Jusqu’en 1962, les flux des salaires et des pensions ont été considérés comme des « transferts », définis comme « des ressources distribuées sans contrepartie identifiable ». La période de 1962 à 2002 a été dominée par un système hybride de « partition binomiale »: les salaires étaient considérés comme des « revenu issus du travail », et les cotisations sociales comme des « flux de solidarité ». Les salaires rémunéraient des « contributions à la production » et les retraites étaient des « revenus sociaux sans contrepartie ». Mais, depuis 2002, tous les droits à pension sont enregistrés comme des « dettes », quel que soit leurs régimes. Les actifs cotisants se répartissent un « capital » collectif, qui leur est dû à la date de leur cessation d’activité. L’Etat et les caisses de retraite deviennent les « débiteurs » des ménages. Ce principe est conforme au Gouvernment Finance Statistics Manual (GFSM) du FMI, publié en 2001 et confirmé en 2005 par l’ONU (Electronic Discussion Group), qui recommande « une universalisation de la conception patrimoniale des régimes par répartition et une individualisation des rapports aux services publics ». Par ailleurs, la comptabilité d’entreprise provisionne depuis 1998, les « avantages postérieurs à l’emploi », comme les pensions, autres prestations de retraite et assurances-vie (conformément à la norme IAS 19). La capitalisation est ainsi devenue le principe fondateur de l’ensemble des régimes publics et privés, quel que soit le système de retraite.

Les paradoxes statistiques

Bien que les techniques statistiques et les progrès de l’informatique facilitent de plus en plus les simulations, il sera à l’avenir de plus en plus difficile – malgré l’apport du big data – de prévoir les ressources et les emplois des caisses de retraite.

Les apports de la micro-simulation à la macro-prévision ont permis depuis les années 1970 de mieux intégrer les multiples hypothèses, données et variables (endogènes et exogènes), dans les modèles de simulation des budgets des caisses de retraite (Palier, 2004). Les paramètres des systèmes font l’objet de modulations automatiques ou occasionnelles de l’âge de la liquidation de la retraite, de la durée et du taux des cotisations, du niveau des pensions (taux de remplacement), des abattements ou des bonifications sur les pensions en fonction des durées de cotisation… Les dispositifs de solidarité sont également ajustables: possibilité de rachat de points de retraite, distribution de droits aux non-cotisants, mise en place d’un compte-pénibilité, suppression des pensions de réversion …

Mais plusieurs facteurs viendront de plus en plus compliquer les projections et les simulations :

  • La diversification des statuts des actifs : salariés, commerçants-artisans, professions libérales, travailleurs indépendants, auto- entrepreneurs, travailleurs collaboratifs (dits « uber »)…
  • La multiplication des poly-pensionnés en raison de la mobilité professionnelle croissante des actifs, qui peuvent alterner travail à temps complet ou partiel relevant de caisses différentes, chômage à temps complet ou partiel, année sabbatique…
  • La complexité des dispositifs de solidarité, notamment des comptes pénibilité et des mécanismes d’abattement-bonification appliqués aux pensions.
  • La multiplication des activités d’appoint exercées par certains retraités…

Conclusion

Cette réflexion sur les paradoxes du système français de retraite dévoile certaines utopies du modèle social national et révèlent l’étendue du conservatisme de la société française. Certaines contradictions du système – ou de ses représentations – le rendent difficilement lisible, modérément efficient et insuffisamment équitable. Les ajustements à la marge destinés à assurer l’équilibre budgétaire des caisses, à étendre l’assistanat et à développer l’épargne-retraite, seront à l’avenir de plus en plus difficiles, surtout en raison de l’imprévisibilité des comportements professionnels des actifs au cours des deux prochaines décennies. Les réformes radicales du système ont jusqu’à présent rencontré l’opposition des partenaires sociaux et des fonctionnaires (bénéficiaires du système actuel), mais aussi de la majorité des citoyens. La levée des paradoxes du système passerait donc par une démarche empirique, graduelle et transparente, conciliant protection et responsabilité. Cette démarche s’efforcerait d’harmoniser les différents régimes, en conjuguant des systèmes publics et privés d’assurance-vieillesse, d’assistance sociale et d’épargne-retraite.

Références

ApRoberts L. (2007), « Les logiques des systèmes de retraite en Europe », Retraite et société n°7.

Bozio A. et Piketty T. (2008), Pour un nouveau système de retraite. Des comptes individuels de cotisations financés par répartition. Paris, Presses de l’École normale supérieure (CEPREMAP).

Desrosières A. (2008), L’argument statistique, vol. 2 : Gouverner par les nombres. Paris, Mines ParisTech – Les Presses.

Palier B. (2004), « Les instruments traceurs du changement : les politiques des retraites en France », in Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (éd.), Gouverner par les instruments. Paris, Presses de Sciences-po (Collection académique).

Sabine M. (2006), Les fonds de pension. Entre protection sociale et spéculation financière, O.Jacob.

Verhaeghe E. (2016), Ne t’aide pas et l’Etat t’aidera, Eds Du Rocher, janvier 2016.

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 7 novembre 2016.