Les hésitations concernant l’association de la rémunération des dirigeants à des critères ESG
Devrait-on lier la rémunération des cadres supérieurs non seulement aux performances de l’entreprise sur le marché boursier, mais aussi à la réalisation d’objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ? Lucian A. Bebchuk et Roberto Tallarita soulèvent des interrogations à ce sujet dans leur article intitulé « The Perils and Questionable Promise of ESG-Based » (Journal of Corporation Law, automne 2022).
Les auteurs se penchent sur le comportement de 97 entreprises américaines figurant dans le S&P 100, qui ensemble représentent plus de la moitié de la valeur totale du marché boursier américain. Ils écrivent :
Nous avons constaté qu’un peu plus de la moitié (52,6 %) de ces entreprises ont inclus certaines métriques ESG dans leur plan de rémunération des directeurs généraux pour 2020. Ces mesures portent principalement sur la composition et le traitement des employés, ainsi que sur les clients et l’environnement, mais aussi, dans une moindre mesure, sur les communautés et les fournisseurs. Les mesures ESG sont principalement utilisées comme objectifs de performance pour déterminer les primes annuelles en cash. Cependant, la plupart des entreprises ne divulguent pas le poids des objectifs ESG dans la rémunération globale de leur directeur général, et celles qui le font (27,4 % des entreprises ayant des mesures ESG) ne leur donnent au final qu’un poids très modeste (entre moins de 1 % et 12,5 %, la plupart des entreprises attribuant un poids compris entre 1,5 % et 3 %).
Il est significatif pour moi qu’une grande entreprise puisse annoncer qu’elle a lié les primes des dirigeants aux objectifs ESG quand de tels objectifs ne font généralement que 1,5 à 3 % de la prime. Bebchuk et Tallarita examinent alors les objectifs spécifiques qui sont mentionnés dans les rapports d’entreprise :
Malgré la richesse et la complexité potentielles des parties prenantes d’une entreprise et de leurs intérêts, les mesures ESG utilisées dans le monde réel sont inévitablement limitées et étroites. […] La plupart des entreprises utilisent des mesures liées à la composition et au traitement des employés, et beaucoup utilisent des mesures liées au bien-être des consommateurs et aux questions environnementales (en particulier les émissions de carbone et le changement climatique). En revanche, très peu d’entreprises prennent en compte leur impact sur les communautés locales, et seules deux entreprises utilisent des indicateurs liés aux intérêts des fournisseurs.
De plus, les mesures ESG se concentrent sur un sous-ensemble étroit de dimensions pertinentes pour chacune des parties prenantes. […] S’agissant par exemple des employés, la plupart des entreprises retiennent des objectifs liés à l’inclusion ou à la diversité, et beaucoup se concentrent sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, mais aucune n’incite son DG à augmenter les salaires ou les avantages sociaux ou encore à améliorer la sécurité de l’emploi. En ce qui concerne la communauté, de nombreuses entreprises se concentrent sur la confiance et la réputation, mais presque aucune ne choisit des incitations liées à la réduction du chômage local ou à la distribution de produits ou de services gratuits aux résidents défavorisés.
L’étroitesse des mesures ESG est un fait empirique mais aussi une nécessité pratique. Aucun programme de rémunération ne peut identifier et encourager de manière exhaustive des objectifs qui répondraient à tous les intérêts et besoins de tous les individus et groupes concernés par les activités d’une entreprise. Le fait même d’identifier un objectif mesurable et de concevoir une mesure pour évaluer la réalisation de cet objectif oblige à choisir et, par conséquent, à rejeter d’autres dimensions et mesures potentielles. Les dirigeants d’entreprise ont fini par accepter l’approche stakeholder en promettant des scénarios gagnant-gagnant dans lesquels les entreprises apportent de la valeur aux actionnaires et à toutes les parties prenantes. La réalité, cependant, est que les entreprises se limitent à quelques groupes et pour chacun d’eux à un nombre limité d’aspects de leur bien-être.
Une réponse à ce type de préoccupations est la classique défense du « Au moins…». Au moins, les entreprises font une déclaration publique en réponse à des préoccupations plus larges. Au moins, certaines entreprises font peut-être un peu plus d’efforts dans ce sens. Au moins, certaines préoccupations sociales plus larges sont abordées. Le verre n’est peut-être rempli qu’à 1,5 ou 3 %, mais au moins il n’est pas vide à 100 %.
Depuis quelques décennies, la question principale concernant la rémunération des cadres supérieurs s’oriente vers les relations trop douillettes entre les dirigeants d’entreprise et les conseils d’administration. Lier la rémunération au cours des actions ou à d’autres performances financières n’est évidemment pas une mesure parfaite, mais c’est au moins un point d’ancrage pour la rémunération des dirigeants. Si les dirigeants devaient recevoir une part importante de leur rémunération en fonction des engagements ESG, ou en fonction de jugements subjectifs sur la mesure dans laquelle ils ont atteint ces objectifs, alors il devient à nouveau possible que les mêmes relations douillettes conduisent à des rémunérations plus élevées : « Bien sûr, l’entreprise a connu une baisse spectaculaire de la production et des ventes l’année dernière, mais en conséquence, nous avons également réduit les émissions de carbone, donc le DG est augmenté.» En outre, si les dirigeants sont incités à réorienter les ressources de l’entreprise vers des objectifs sociaux plus mesurables, mais potentiellement au détriment d’objectifs moins mesurables, rien ne garantit que les objectifs globaux visant à rendre les entreprises plus conscientes de leurs responsabilités sociales seront atteints.
Je me suis concentré ici sur les problèmes pratiques qui se posent lorsque les entreprises cherchent à donner la priorité aux objectifs ESG. Mais à un niveau plus profond, je me demande si c’est une bonne idée pour les entreprises d’avoir de tels objectifs. À chaque institution ses propres objectifs. Nous n’attendons pas des hôpitaux qu’ils éduquent des élèves de classe de quatrième, ni des universités qu’elles produisent des smartphones, ni des églises qu’elles installent des lave-vaisselles. Il me semble tout à fait possible de soutenir l’idée que les entreprises doivent se concentrer sur la réalisation de bénéfices, et de soutenir également les efforts gouvernementaux et non gouvernementaux visant à définir et à poursuivre des objectifs environnementaux et sociaux.
Reproduit de The Conversable Economist.
Cet article a été initialement publié sur Vox-Fi le 6 avril 2023.